« Against all odds, on a fait des chansons en français, et je suis fier de ça », affirme Jake PST, compositeur, chanteur et réalisateur au sein du quatuor Ragers. Les anciens punks passés par l’EDM avant de s’enligner vers le rap vitaminé a connu une sorte d’épiphanie pendant la pandémie, ainsi exprimée par le musicien : « Tant qu’à être pogné ici, autant faire quelque chose en français et en profiter pour exploiter le marché » québécois. La vie joue un tour, c’est le titre de ce premier EP 100% franco à paraître en septembre.

À vrai dire, les gars de Ragers s’étaient trempé le petit orteil dans l’océan francophone il y a deux ans, mais à travers les mots de l’ami Rymz qui rappe sur les chansons Jeunes & fly et All I Need, tirées de l’album Raw Footage ; ni Jake, ni le MC Billy Eff n’avaient jusqu’à aujourd’hui osé travailler dans la langue de KC LMNOP.

« Depuis toujours, on écrit des textes en anglais, déballe Jake. Je me souviens que dès nos débuts, on s’était entendus sur ce choix : notre plume serait anglophone, parce qu’on n’arrivait pas à se trouver en français. Jamais on avait envisagé faire de la musique en français – pas qu’on ne le voulait pas, c’était plutôt par manque de confiance dans cette langue compliquée. Et puis, j’avais besoin de recul pour être sûr que les textes sont corrects. Après quelques essais, on a senti que c’était le bon moment ».

La pandémie a aussi donné au groupe le luxe du temps : eux qui ont forgé leur réputation sur scène se sont retrouvés isolés à la mi-mars. « Ragers, c’est une énergie, insiste Jake. Une énergie brute, une attitude punk, mais avec des [Roland TR] 808, une vibre hip-hop mélangée à de la chanson et de la pop. Ouais, une sorte de pop « urbaine », mais avec une force punk, surtout en concert, c’est là qu’on se démarque. Je me sens toujours mal pour ceux qui jouent après nous, c’est dur de nous suivre! On veut toujours donner un show de qulité et nous surpasser ».

RagersRagers prévoyait même organiser son propre festival champêtre, deux jours de camping et de musique avec une affiche locale, hormis pour le groupe d’amis italiens. L’annonce devait être faite à la fin mars… Ils ont plutôt planché sur cet EP, délaissant momentanément le travail du quatrième album en anglais (prévu pour 2021) pour composer de nouvelles musiques taillées sur mesure pour leur nouvelle verve française.

« On a eu beaucoup de fun à faire ça, même s’il a fallu passer par pas mal d’essais et d’erreurs avant de s’assurer que les chansons aillent dans la bonne direction », dit Jake, qui estime que La vie joue un tour est le projet le plus « pop » de l’histoire de Ragers, mêlant à sa pop franche aux accents parfois r&b (Peekaboo) les influences du trap (Goût cerise, Ma fête) ou de la dance tropicale (Hasta la vista).

Les chansons de Ragers prennent naissance soit dans l’ordinateur de Jake, soit en jammant en studio : « 90% du temps, ça part d’un beat, et c’est moi qui en compose la plupart; après Phil [guitariste] et Jay [PST, son frère, batteur] ajoutent leurs instruments. Par contre, quand la vibe est plus organique, la chanson naît dans le local de pratique, après quoi on intègre les autres ingrédients ».

Il s’agit d’un long processus pour Ragers, « moins dans l’écriture et la composition telle quelle que dans le temps que ça prend pour amener la chanson au niveau qu’on souhaite, explique Jake. Souvent, la chanson évolue tellement en cours de route, jusqu’au mixage et au mastering, c’est dur. L’étape du mastering est importante; c’est à ce moment qu’on se détache du projet, c’est ce qui nous permet de passer au prochain. »



Il y a maintenant un mois que les finalistes de la courte liste pour le Prix de musique Polaris ont été annoncés et que parmi ceux-ci figuraient DNA Activation de Witch Prophet (née Ayo Leilani), mais elle peine encore à y croire. « J’étais complètement sous le choc », confie-t-elle. “Je commence à m’y faire. C’est vraiment très excitant !”

Witch ProphetOn pourrait croire que Prophet est trop cool pour être ainsi excitée, elle qui est cofondatrice du collectif 88 Days of Fortune et membre du groupe hip-hop Above Top Secret. Pourtant, elle s’est demandé pendant des années si elle se lancerait en solo. C’est dans son collectif — où elle st l’une de nombreuses voix — qu’elle était dans sa zone de confort. Jusqu’à ce que ce ne soit plus le cas.

“J’ai passé des années avant The Golden Octave [son premier album paru en 2018] à essayer de trouver mon son, à surmonter mon trac de la scène, mes insécurités, et tout ça”, dit-elle. “Je me dévouais entièrement à aider les autres afin d’éviter de me concentrer sur moi. C’est bien plus facile d’aider les autres que de régler ses propres problèmes. C’était fantastique, au début, mais à la longue c’est devenu un obstacle à ma propre croissance de ne pas reconnaître que je suis une artiste qui a besoin de créer.”

Et après une décennie de présence influente dans l’underground bien au-delà des frontières canadiennes, 88 Dayys of Fortune s’est dissout. Ses membres ont suivi leurs propres chemins. Certains ont complètement abandonné la musique, d’autres seulement partiellement. Certaines amitiés se sont éteintes. C’était une sorte de deuil, mais aussi une chance de faire ses premiers pas en solo. Prophet affirme qu’elle n’y serait jamais arrivée sans la DJ et productrice audionumérique Sun Sun, sa femme, compagne de création et la force tranquille derrière Golden Octave qui lui a permis d’aborder son album une chanson à la fois.

“C’est un conseil d’une simplicité désarmante, mais je n’y pensais pas de cette façon”, dit-elle. “J’avais trop des idées de grandeur. Je me stressais en me mettant trop de pression. Mais je n’avais aucune raison d’être stressée.”

Ce premier album unanimement encensé sonnait en avance sur son temps même si la majorité des chansons dataient de presque dix ans. Sa voix était la vedette du projet. C’est à ce moment qu’elle s’est enfin sentie prête pour DNA Activation — le projet qui était censé être son premier album. Inspirée par son arbre généalogique et son fils maintenant adolescent (à qui elle a donné naissance quand elle était âgée de 18 ans), Prophet qualifie le processus d’« intimidant ».

« Ce qu’on essaie d’accomplir, c’est d’arrimer nos actions à notre discours »

« Je ne partage pas vraiment de détails au sujet de ma famille », dit-elle. « Culturellement, pour les Éthiopiens érythréens, c’est tabou. C’est privé. »

Ce touchant album nous propose donc des chansons comme « Darshan » au sujet de son fils. « Sun faisait jouer le “‘beat’, j’ai attrapé le micro, elle a appuyé sur ‘record’ et je me suis lancée dans un ‘freestyle’. Quand j’ai eu terminé, elle a appuyé sur stop et elle était en larmes”, raconte Prophet, elle-même très touchée par le souvenir de cette expérience.

Désormais forte de deux albums et de leur influence sur l’underground, Prophet et Sun Sun ont décidé de fonder un label, Heart Lake Records, dont le nom fait référence à la route où se situe leur ferme de 50 acres. C’est leur rêve depuis des années et elles sont déterminées à le réaliser.

“On est des adultes. Nous avons une espace. Et nous en sommes à l’étape de chercher du vrai financement”, dit-elle. À l’époque de 88 Days, on avait obtenu une seule subvention de 3000 $ pour notre premier anniversaire et j’avais remporté un concours de ArtReach. Bien des subventions t’obligent à être une entreprise incorporée ou à but non lucratif. Mais le but, c’est de faire du profit pour permettre aux gens de gagner leur vie. On n’est pas un organisme caritatif. On est une entreprise. Je demande aux gens de me prêter de l’argent pour que je puisse réellement aider d’autres gens. Je suis agréablement surprise, on est presque à 7000 $ déjà. C’est le plus d’argent qu’on a jamais fait. Sérieusement ! C’est vraiment wow ! Les gens veulent que ce projet fonctionne. »

« On parle beaucoup du fait que l’industrie canadienne de la musique ne finance pas le style musical le plus populaire et le plus influent de la planète : le hip-hop et le R&B », dit Prophet. « C’est important non seulement pour l’industrie canadienne de la musique, mais pour le Canada en tant que pays de reconnaître l’influence des artistes BIPOC [de l’anglais Black, Indigenous, People of Colour, ou noirs, autochtones et gens de couleur], et c’est important de le faire maintenant par qu’il n’est pas trop tôt. Il n’a jamais été et ne sera jamais trop tôt. Black Lives Matter, c’est plus que des messages sur Internet. Les actions ont plus de poids que les mots, et ce qu’on essaie d’accomplir, c’est d’arrimer nos actions à notre discours. »

« C’est ce que Heart Lake Records va faire et la première personne qui va bénéficier de Heart Lake, c’est Witch Prophet », dit-elle en riant. « Nous sommes indépendantes. Nous sommes un label dirigé par des femmes “queer”. Nous sommes noires et on va y arriver. La capacité d’amplifier des voix est une chose que les gens tiennent pour acquise. Nous ne la tenons pas pour acquise nous ne l’avons jamais tenue pour acquise. »



Avant de lancer son premier EP chaudement accueilli, Studies in Grey, il fallait voir le groupe Super Duty Tough Work sur scène pour le croire. Armés de lignes de basses léchées, de cuivres mielleux et de textes ambitieux, le groupe de huit musiciens évoluant aux frontières du rap, du jazz et du R&B incarnait l’esthétique du hip-hop de la côte Est des années 90 et livrait des performances scéniques à couper le souffle d’un bout à l’autre du pays. Quand ils ont finalement décidé d’aller en studio, la réponse a été immédiate et dithyrambique : en 2020, Studies in Grey a été inclus sur la longue liste des finalistes du Prix de musique Polaris en plus d’être finaliste aux Western Canadian Music Awards.

Le groupe se dérit lui-même comme ayant « l’esthétique de l’âge d’or avec des racines dans le présents ». Mais dire du groupe qu’il vient de Winnipeg cache les origines internationales de ses membres, dont certains sont originaires de Boston, de l’Ohio et même d’Argentine. « Winnipeg est un « hub » culturel pour plein de choses, mais si on parle de « hip-hop » ou de musique « noire », on en retrouve très peu », explique le parolier et vocaliste du groupe, Brenden Kinley, dont le nom de scène est Brenden Grey.

« Winnipeg et hip-hop ne sont pas des mots qui vont naturellement ensemble, mais on a des expériences et des perspectives différentes sur le monde que ce que les gens associeraient généralement avec un groupe de musiciens « de Winnipeg ». »

Grey a grandi dans une maisonnée où la musique était reine et où se côtoyaient, sur le système de son, des artistes aussi variés que Bruce Cockburn, Grandmaster Flash, Prince et De La Soul. Il se souvient s’endormir au son de ses parents qui jouaient de la musique ensemble, sa mère installée au piano en chantant. « J’ai commencé à jouer des instruments de musique à l’âge de 10 et je n’ai jamais arrêté depuis », confie-t-il.

Bien que professionnellement Grey soit batteur, il écrit les textes de SDTW en gardant toujours à l’esprit comment les mélodies peuvent enrober, amplifier et changer des paroles, et il sait parfaitement les laisser en retrait des percussions ou les déposer habilement au point fort d’une pulsation. « Tout est rythmique », explique-t-il. « Je joue de la batterie et j’écris des textes depuis si longtemps que c’est naturel pour moi de penser aux rimes en termes de subdivisions du temps, c’est comme jouer un solo mais seulement avec des mots comme instrument. »

Règle générale, Grey présente un texte aux membres du groupe et ce sont eux qui créent ensuite l’arrangement. Mais comme nous avons tous dû nous adapter à une nouvelle réalité durant le confinement, le processus créatif du groupe est devenu plus collaboratif et les musiciens ont profité de cette pause pour chercher une nouvelle approche.

« J’ai un ou deux bons amis qui sont producteurs audionumériques. En gros, je créais un démo avec eux et je le présentais ensuite au groupe qui le réinterprétait », explique Grey. « Quant aux textes, je m’asseois et j’écris tout le temps, il y a des trucs sur l’album qui ont plus de cinq ans, tandis que d’autres textes ont été complétés quelques jours avant d’aller en studio. »

« En fin de compte, c’est la musique de la résistance Noire » — Brendan Grey, Super Duty Tough Work

« J’ai quelques carnets et un tas de feuilles de papier : je les étale devant moi, je les étudie et je copie-colle des bouts d’une page à l’autre. Mais récemment, on a commencé à écrire plus en groupe, ce qui signifie qu’on se réunit et qu’on lance des idées, qu’on y réagit, et ensuite on les enregistre et on les retravaille. »

Ça tombe sous le sens que le groupe soit ouvert au changement. La machine mélodique que Super Duty Tough Work a intégré à sa sonorité rend hommage aux visionnaires du « boom bap » des années 90 – Gang Starr, Digable Planets, A Tribe Called Quest -, des artistes qui avaient un don pour capter la zeitgeist en une tournure de phrase mordante. Sur « Bounty » Grey fait référence à Nas avant de mentionner Colin Kaepernick, tandis que sur « Hypnotic », il réfléchit au succès et à l’ambition avec une curiosité pleine d’innocence. C’est une décision sémantique intentionnelle enracinée dans le désir de contribuer à l’héritage intrinsèquement émancipatoire du jazz et l’ambition revendicatrice du hip-hop.

« En fin de compte, c’est la musique de la résistance Noire », dit-il. « Ça n’a pas nécessairement à être très explicite. Ce n’est pas nécessire de revendiquer constamment. Des fois tout est dans la manière de le faire. Tu peux sois dire « fuck la police », ou simplement faire la fête avec des amis et tout le monde passe un bon moment. Ce sont tous deux des gestes de résistance. C’est dans cette tradition que Super Duty Tough Work s’incrit. »

« FTP » est sans aucun doute l’expression la plus explicite de la manifestation de cette musique de la résistance. D’abord inspirée par une version de « Fuck The Police » pas J Dilla (à ne pas confondre avec le « Fuck Tha Police » de NWA qu’avait écrit Ice Cube et MC Ren) — que le groupe interprétait pendant « Dilla Days », un hommage annuel à ce géant du hip-hop — elle prend aujourd’hui un sens très différent, à l’heure où les appels à cesser de financer les services policiers se font entendre partout à travers la planète. Jamais enregistrée auparavant, Grey a voulu donner des ailes à la version originale.

« J’étais d’accord avec certaines paroles de l’originale, mais moins avec d’autres », confie-t-il. « Honnêtement, je trouvais qu’il ne frappait pas assez fort, par moments. » La chanson est devenue une des préférées des spectateurs lors de leurs concerts et une candidate de facto pour figurer sur l’album. « J’hésitais à l’inclure sur l’album », avoue Grey. « Elle avait besoin d’un deuxième couplet et ça m’a stressé pendant longtemps. »

« J’ai mis un an à écrire un deuxième couplet béton qui serait vrai à 100 % avec des arguments inattaquables qui ne peuvent pas être considérés comme une simple opinion. Je voulais aussi que les gens puissent s’y identifier et se retrouver dans la musique – le vrai pouvoir, c’est quand tout le monde voit qu’on se bat tous pour la même chose et que nos problèmes se recoupent. »