Rachel TherrienJointe à Brooklyn, la trompettiste et cornettiste de 29 ans Rachel Therrien a accordé un entretien à P&M alors que cette musicienne de jazz native de Rimouski, issue de la génération des Emi R. Roussel et Jérôme Beaulieu, gagnait ses galons dans la capitale mondiale du jazz avant de retrouver son quintette québécois dans quelques semaines.

« À Brooklyn, il y a beaucoup de monde, mais pas de gros édifices. Très cosmopolite. Il y a deux-trois clubs de jazz à deux pas de chez nous. Le Cats à Manhattan est mon préféré, mais les prix d’entrée pour les institutions comme le Blue Note sont hors de portée pour moi. Je préfère les endroits plus conviviaux où l’on peut jammer. Aller voir des shows c’est toujours inspirant, mais quand tu peux faire partie d’une communauté c’est là que ça devient enrichissant. »

Et la communauté new-yorkaise le lui rend bien. Le 31 décembre 2016 à la veille du Nouvel An, elle était invitée à jouer au prestigieux Kennedy Center à Washington avec un big band. Belle façon de clore une année faste en projets. Parmi ceux-ci, la sortie de son troisième album, Pensamiento : Proyecto Colombia, immense bringue de rythmes afro-colombiens enregistrés sur place avec douze musiciens locaux. Home Inspiration, l’avant-dernier, est sorti en 2014 trois ans après son premier disque, On Track.

« Ce qui me fait vibrer, dit-elle, c’est les défis. J’ai choisi la trompette qui n’est pas un instrument facile, qui est très physique. On ne peut pas rester une journée sans jouer sinon on le regrette pendant une semaine ! Pourquoi la trompette ? J’ai commencé mon secondaire après les autres à cause d’un déménagement, tous les élèves de la classe musique avaient choisi leurs instruments, il restait seulement la trompette et le trombone. J’ai regardé dans un Larousse imagé pour enfants, je n’avais aucune idée à quoi ça ressemblait une trompette ! »

« Je trouve dommage qu’on ne mélange pas davantage les scènes jazz de Toronto et de Montréal, on ne se connait pas beaucoup. »

Curieuse impénitente, Therrien est une grande exploratrice. Elle a passé beaucoup de temps à La Havane et à Banff entre autres, où elle a participé à des ateliers avec une trentaine de mentors, dont l’érudit Dave Douglas, ce qui lui a inspiré une série pour compositeurs jazz.

 

« Je veux rendre accessible à ma génération pas juste le jazz, mais tout ce qui se situe en périphérie, le jazz latin, les musiques africaines, de l’Europe de l’Est… Le jazz, c’est la philosophie de la conversation. Mon souhait est de faire une synthèse de tout ça et d’en faire ma propre musique. Si je pouvais retourner à l’école, j’étudierais l’ethnomusicologie ! »

 

En 2013, et pour les trois années suivantes, Rachel Therrien reçoit une bourse de la Fondation SOCAN pour stimuler des rencontres entre musiciens. En plein Festival international de jazz de Montréal qui est affilié au projet, ces rencontres ont eu lieu chaque soir au Bleury Bar à vinyle sur le coup de 23h. Therrien invite des musiciens américains et canadiens de sa liste de contacts, la plupart ne se connaissent pas, chacun propose deux de ses compositions et les structures sont répétées avant la soirée. « C’est le dialogue entre musiciens qui prime, précise-t-elle. »

Gagnante du Grand Prix Jazz TD en 2015 avec son quintette, elle se dit très optimiste en découvrant les nouveaux visages du jazz d’ici : « On a une belle génération qui pousse beaucoup, c’est créatif. J’observe les jeunes qui sortent de l’université et leur niveau est impressionnant, mais je trouve dommage qu’on ne mélange pas davantage les scènes jazz de Toronto et de Montréal, on ne se connait pas beaucoup. »

Ses trompettistes préférés ? « Chet Baker, Ambrose Akinmusire, Miles Davis selon l’époque, Douglas et Blue Mitchell à qui j’ai repiqué plusieurs de ses solos. Toutes des signatures dans leur son. Mais paradoxalement, j’ai toujours préféré qu’on me dise que je joue bien et non que je sonne bien. Je pense que j’ai de bonnes oreilles, je préfère faire mes propres recherches et ma propre musique. »

Rachel Therrien exportera son talent en Espagne au printemps, elle s’est elle-même organisé une mini-tournée de boîtes de jazz sans aide aucune. Réseautage. Contacts. Elle fonce droit devant.

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Parmi les nombreuses œuvres présentées lors de l’édition 2016 du festival Luminato de Toronto, Song of Extinction a frappé ses auditeurs par sa profondeur et sa justesse, et cela en grande partie grâce à l’émouvant voyage musical à travers le temps géologique composé par Rose Bolton.

L’œuvre a été décrite comme une exploration visuelle et sonore immersive de l’anthropocène, le terme en voie d’être accepté pour décrire l’ère qui a commencé avec l’apparition des humains. La production multimédia d’une cinquantaine de minutes incorporait de nombreuses formes d’expression auxquelles Bolton a déjà touché durant son impressionnante carrière : musique de chambre (interprétée par l’ensemble de chambre Music in the Barns), musique pour voix (pour les membres de la chorale de l’orchestre de chambre Tafelmusik ainsi que les VIVA ! Youth Singers) ; musique pop (« j’ai utilisé le format des chansons populaires et mis les paroles et la voix tout en avant », comme elle l’explique) ; et musique électronique « live » (jouée par Bolton).

Song of Extinction est né d’un processus collaboratif entre le documentariste Marc de Guerre, le poète et membre de l’Ordre du Canada Don McKay, la directrice de Music in the Barns Carol Gimbel et Rose Bolton. Ce processus s’inscrit entièrement dans la méthode exploratoire qui anime Bolton depuis l’âge de neuf ans, une époque où elle jouait de tous les instruments qu’elle trouvait (du piano au violon en passant par les cuivres) et où elle a commencé à composer.

« Je souhaitais être plus comme les peintres qui créent une œuvre qui existe, une œuvre qu’ils n’ont pas besoin de donner à quelqu’un pour l’exécuter. »

Les distinctions et autres commandes d’œuvres se sont concrétisées très tôt dans la carrière de Bolton, qui a reçu son diplôme en musique de la University of Western Ontario au début des années 90 et qui a ensuite étudié en privé pendant quelques années avec la compositrice torontoise Alexina Louie en plus de composer elle-même. Elle a ensuite obtenu sa maîtrise en composition à l’université McGill en 1998. Bolton avait adoré ses aventures créatives dans les studios de musique électronique de Western et McGill, mais elle recevait continuellement des commandes pour de la musique instrumentale fréquemment récompensée, notamment par le Toronto Emerging Composer Award en 2001.

Rose BoltonPuis, en 2005, après une année très chargée qui avait notamment vu la première mondiale d’une importante commande pour l’Esprit Orchestra, elle a pris un peu de recul. « J’ai regardé mon œuvre jusqu’à ce jour, et j’ai réalisé que je souhaitais avoir le contrôle sur l’avenir de ma propre composition », se souvient-elle. « Au début de ma carrière, je laissais ces commandes me guider. J’ai également commencé à m’intéresser à la musique traditionnelle irlandaise et aux “violoneux”, je jouais dans un groupe country et avec des ensembles folk, et j’écrivais des arrangements pour des groupes pop. Je voulais faire partie d’une scène, jouer, puis composer. C’était génial, ça me tenait occupée. Je n’avais pas à réfléchir sur ce que je devrais être en train de faire. »

« Je souhaitais être plus comme les peintres qui créent une œuvre qui existe, une œuvre qu’ils n’ont pas besoin de donner à quelqu’un pour l’exécuter », poursuit-elle. « C’est donc en 2005 que j’ai décidé de prendre ça au sérieux et que j’ai commencé à construire mon studio. Reaktor [un logiciel modulaire de studio virtuel] venait d’arriver sur le marché, alors tout ce dont j’avais besoin était un meilleur ordinateur. J’ai acheté une des premières versions de Logic ainsi qu’un enregistreur numérique pour partir à la chasse aux échantillonnages. En 2007 j’ai reçu une première commande. »

Rose Bolton passe désormais la moitié de son temps à composer pour les documentaires de Marc de Guerre, dont notamment Who’s Sorry Now (CBC, 2012) et Life After Digital (TVO, 2014), et l’autre moitié à composer de la musique de concert (commandes et œuvres personnelles). En d’autres mots, il y a presque toujours de la lumière dans son studio.

Lorsqu’elle a commencé à travailler dans le domaine cinématographique il y a huit ans, elle esquissait d’abord des ébauches. « Mais souvent, on ne connaît pas l’ambiance du film tant que le montage n’est pas commencé, alors on n’a accès qu’à quelques minutes de film », explique-t-elle. « Pour ses documentaires, Marc aime la musique électronique, et je finis souvent par y ajouter de vrais instruments. J’ai beaucoup développé mon talent de production et de mixage — tout le processus a réellement changé ma façon d’aborder la musique. »

« En tant que compositrice de musique de concert, lorsqu’on vous passe une commande pour un quatuor à cordes, une fois que vous savez pour qui vous composez… c’est ça qui est ça », rigole-t-elle. « Mais lorsque je crée la trame sonore d’un documentaire, il y a parfois un instrument qui ne cadre pas, alors j’essaie différents sons – un cuivre, un synthé, un échantillonnage, pourquoi pas des cloches ! Mais dans le cas d’une commande, je ne peux pas simplement virer le joueur de cuivre ! »

Rose Bolton explique ensuite que c’est de Guerre, qui évoluait dans les arts visuels avant de se tourner vers le cinéma, qui a eu l’idée de Song of Extinction quelques années avant leur rencontre. Au fil de leurs discussions au sujet de ses idées, Bolton était de plus en plus convaincue de vouloir utiliser un chœur d’orchestre de chambre et des instruments, mais la musique n’a toutefois commencé à prendre forme que lorsqu’elle a commencé à travailler avec Don McKay. « J’avais des ébauches, il écrivait ensuite un poème et me l’envoyait — la poésie et la musique arrivaient simultanément », se souvient-elle. « Don disait “Fais ce que tu veux avec les mots”, alors je transformais son poème en paroles de chanson, je les réduisais à leur plus simple expression, et il n’avait aucun problème avec cette approche. »

Les idées concernant l’instrumentation changeaient continuellement, jusqu’à l’entrée en scène de Music In The Barns, mais Bolton n’avait pas abandonné l’idée d’utiliser un chœur de chambre. « Je tenais à ce que des humains chantent au sujet de l’extinction », dit-elle. « En fin de compte, nous avons utilisé les chanteurs de Tafelmusik ainsi que 30 chanteurs d’une chorale de jeunes. Ils chantaient tous en chœur, pas de soliste, et les deux chœurs se répondaient tour à tour, un peu comme une discussion entre amis ou aux nouvelles. »

« Il y a un va-et-vient continuel », poursuit l’artiste. « C’est ainsi que les idées prennent forme. »



« You can dance if you want to ». Une missive en provenance de Montréal. Un ordre imposé par des accords de synthés irrésistibles, un chant à la limite du rap et un beat au tempo modéré parfait pour taper des mains et bien sûr… danser ! Oh ! et il ne faudrait pas oublier le célèbre vidéoclip à saveur médiévale où Ivan Doroschuk fait référence au joueur de flûte de Hamelin auprès d’un groupe de danseurs autour d’un arbre de mai.

C’est cette chanson atypique qui a permis à Men Without Hats de se faire connaître hors du Canada à l’apogée de l’époque new wave, atteignant la 3e position sur le palmarès Billboard et sur les palmarès en Australie, en Allemagne, au Royaume-Uni, et ailleurs. En 2010, « Safety Dance » a connu un regain de popularité grâce à l’immense succès de la série télé Glee. Doroschuk a donc saisi l’occasion pour enregistrer Love in the Age of War (2012), mettre sur pied un nouveau groupe et partir en tournée mondiale. La SOCAN s’est entretenue avec lui depuis sa maison à Victoria, en Colombie-Britannique.

Parlez-nous de la scène montréalaise qui a vu naître Men Without Hats.
Il y avait beaucoup d’expérimentation, et pas seulement en musique, mais en mode, en peinture, en audiovisuel, et la technologie changeait rapidement. Quand on a commencé, on n’avait aucun synthé, on était un groupe noise issu d’une école des beaux-arts. J’ai eu la chance d’essayer des instruments électroniques et c’est là que nous avons pris une nouvelle direction. Il y a eu une époque ou punk et new wave étaient considérés comme une seule et unique chose. On partageait tous les mêmes scènes et les mêmes idéaux. L’un des avantages de Montréal, créativement, à cette époque était que tous les sièges sociaux des maisons de disques étaient à Toronto. Ça nous donnait beaucoup de liberté pour nous exprimer. On n’avait pas la pression de devenir les prochains Parachute Club ou les prochains Spoons. Il n’y avait aucune chance qu’un représentant d’une maison de disque soit à notre spectacle, au fond de la salle, prêt à nous endisquer.

Comment avez-vous découvert les synthés ? Ils étaient encore rares et très dispendieux à l’époque.
J’ai pris des leçons de piano toute ma vie. Ma mère enseignait à McGill et j’ai grandi entouré de musique classique et que ça. J’étais donc mûr pour l’aspect technique de la chose. J’aimais beaucoup les groupes de rock progressif comme Genesis et Yes. Là où j’allais à l’école, j’avais beaucoup d’amis très riches. Lorsque nous avons reçu des investissements, c’est une des premières choses que nous avons faites : avoir accès à ces équipements.

Est-ce vrai que vous avez écrit « Safety Dance » après avoir été expulsé d’un bar parce que vous « slammiez » ?
C’est pas mal ça. C’était dans les derniers jours du disco. De temps en temps on entendait une pièce de Blondie ou de Devo dans les clubs. C’est là que mes amis et moi on se mettait à faire le pogo, un ancêtre du slam dance. Les gens ne comprenaient pas ce qu’on faisait. Ils croyaient qu’on cherchait à se battre et alors on se faisait jeter dehors. C’est essentiellement pour ça que j’ai écrit cette chanson.

Votre façon de chanter sur cette pièce est presque parlée. D’où vous est venue l’idée ?
Vocalement, je dois beaucoup à Bryan Ferry et Lene Lovich. Mais pour la version 12 pouces, nous devions étirer la sauce, alors j’ai eu l’idée de parler. C’était une décision à brûle-pourpoint. En fait, je me suis largement inspiré de Grandmaster Flash et des débuts du rap pour ce qui est d’épeler les mots. On n’a jamais utilisé ça sur une autre pièce. C’était un truc spécifique à ce moment et à cet endroit.

Pourquoi croyez-vous que la pièce est devenue si populaire ?
À cause du message : vous pouvez danser si vous en avez envie. Ç’a rejoint les gens. Ça, et le vidéoclip. Il n’avait rien de new wave : pas de lunettes soleil ou de souliers pointus. Tout le monde pouvait l’apprécier. Les jocks, les punks, les goths, votre mère. Elle touchait tout le monde et n’imposait aucun uniforme, aucune coiffure. Et parce que le clip était médiéval, il devenait intemporel.

Vous avez vraiment créé le concept de « Safety Dance » à partir de rien. À quel point jouer avec la langue est-il attrayant pour vous lorsque vous créez une chanson ?
C’est la magie de la musique. Parfois ça fonctionne. Musicien et magicien sont des mots qui sont très similaires. La formule magique peut parfois se cacher dans les paroles.

Comment cette chanson a-t-elle changé votre vie ?
C’est clair qu’elle a changé ma vie. MTV n’avait pas des tonnes de clips à diffuser à l’époque, alors nous nous sommes retrouvés en rotation intense. Je me souviens être descendu d’un bus de tournée dans le nord de l’État de New York pour entrer dans un commerce, et la caissière m’a pointé du doigt en criant « C’est lui ! » J’ai cru qu’elle me confondait avec quelqu’un qui avait dévalisé le commerce ou un truc du genre. Elle en pleurait, littéralement. « C’est le gars du clip. » C’est à ce moment que j’ai compris que les choses seraient différentes, à l’avenir. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ç’a été intéressant. Personne ne s’assoit pour écrire une mauvaise chanson. Mais lorsque celle-ci traverse les époques, c’est une belle leçon d’humilité. Aujourd’hui, la chanson est bien plus grande que moi. Je ne suis que son ambassadeur — je fais le tour du monde pour la présenter aux gens. Beaucoup de gens ne connaissent même pas le titre de la chanson, le nom du groupe ou mon nom à moi.

Et vous n’avez pas de soucis face à cela ?
Absolument aucun. C’est génial. Ça vous fait prendre conscience que le monde est vaste.

Que pensez-vous lorsque vous voyez des gens qui dansent au son d’une chanson que vous avez créée au sujet d’une personne qui voulait vous empêcher de danser ?
Je me dis que le message est passé. Mon vœu a été exaucé.