Un soir d’été, dans la cour d’un chalet de Cleveland (en Estrie, au Québec), des amis allument un de ces feux d’artifice que l’on trouve dans un dépanneur de bord de route. Parmi eux: Poirier, vétéran compositeur montréalais de musiques électroniques. Alors qu’il observe l’allumage avec sa fille, c’est l’épiphanie pour le prénommé Ghislain: ce qu’il a sous les yeux, c’est la pochette de son onzième album, Soft Power.
« C’est une photo qui a été prise avec un iPhone ! » s’exclame le musicien en renouant instantanément avec l’enthousiasme qui l’avait envahi ce soir-là. « Comme je n’avais pas mon téléphone, j’ai dit à Mani [Soleymanlou, homme de théâtre et ami de Poirier] : « Prends ça en photo. Je pense que c’est la pochette de mon disque! » J’aimais le fait que ce soit un peu random comme photo, mais en même temps, on peut y accoler du sens. Une flamme dans la nuit, ça marche avec Soft Power. Ça fitte aussi avec mon travail : des feux d’artifice que t’achètes et que tu fais péter toi-même, il y a ça partout. Cette image-là a quelque chose d’extrêmement local, mais elle a aussi une portée universelle. [Pause. Grand rire.] Je pensais jamais dire quelque chose d’aussi deep à propos d’un feu d’artifice ! »
Local et universel : les deux adjectifs ne pourraient mieux décrire la démarche humaine et créative de celui qui, depuis plus de vingt ans, s’abreuve à la source de différentes traditions et de différents courants, partout dans le monde, afin de créer une musique typiquement québécoise, au cœur de laquelle Montréal devient le carrefour de rythmes brésiliens, africains et caribéens.
Généralement guidé par son ambition de faire onduler le plancher de danse, Poirier n’avait cependant jamais enregistré un disque aussi animé par celle de créer des chansons au sens plus traditionnel du terme, avec couplets, refrains et mélodies entêtantes à la clé. Parmi les chanteurs et chanteuses conviés à participer à cet album digne d’un très suave 5 à 7: Flavia Coelho, Flavia Nascimento, Boogat, Samito et Mélissa Laveaux. « Je considère, oui, que c’est un album de chansons. Je voulais que des jeunes enfants puissent les fredonner. Je dirais même que c’est un disque de chanson québécoise ! »
On est quand même assez loin de Paul Piché ou de Vincent Vallières, lui fait-on remarquer. « Oui, mais pour moi, cet album raconte un point de vue. Je me suis toujours vu comme un pont entre différentes communautés, différentes cultures, différentes musiques. Alors mon point de vue, c’est de dire que même s’il n’y a pas de chanson en français sur le disque, c’est un disque de chanson québécoise. C’est ma vision du monde qui est québécoise. Le point de rencontre, c’est Montréal. »
À l’heure d’une prise de conscience de plus en plus importante de la violence de l’appropriation culturelle, pareil désir de métissage suppose évidemment une révérence envers la culture de l’autre, et surtout de ne pas ignorer les limites et dangers de cette posture lorsque celui qui préside au métissage est un Québécois blanc francophone.
« Ça fait quinze ans que je suis conscient de ça et le Québec, lui, en est conscient depuis deux, plaide Poirier. Quand j’ai sorti mes tounes de soca en 2009 et que je me faisais interviewer par des Trinidadiens à Toronto, penses-tu qu’ils ne m’en ont pas posé des questions ? »
Et que leur répondait-il ? « Je leur répondais que j’avais fait mes devoirs. Robert Lepage, lui, n’a pas fait ses devoirs. Et quand il a fait la classe de rattrapage, il n’a pas pris de notes. Il faut être dans une posture d’écoute. Si on reprend l’analogie du pont, quand tu construis un pont, faut que tu saches où sont les rives. Il faut être réellement intéressé ! Mais ça ne veut pas non plus dire de se promener en boubou dans la rue… »
« Quand je travaille sur une toune, c’est souvent difficile de l’écouter avec des oreilles fraîches. Ce que j’aime faire, c’est de crisser ça à plein volume et d’aller deux pièces plus loin dans la maison. Je regarde dehors et là, j’écoute la toune. En faisant ça, t’entends tout de suite ce qui ne marche pas. »
En coiffant son album des mots Soft Power, Poirier témoigne aussi de son rapport nouveau au travail, forcément transformé par sa paternité nouvelle (sa fille a trois ans). « J’ai compris que le travail n’est pas la seule chose qui nous définit », confie le workaholic qui se soigne. Il souhaitait aussi nous inviter à renouer avec cette valeur surannée qu’est l’ennui.
N’est-ce pas un peu étrange qu’un musicien souhaite que les gens qui écouteront son album… s’ennuient ? « Ce que je veux dire, c’est qu’il peut y avoir une puissance dans la retenue. On vit une époque où les gens ne sont plus capables de s’ennuyer, de contempler. Je ne veux pas dire que mon disque n’est pas complet, mais je voulais qu’il y ait de l’espace, que les gens puissent habiter l’album. Les bonnes histoires, ce ne sont pas celles où tout est dit. »