Jérôme Beaulieu était extatique devant mon écran d’ordinateur. Gilles Peterson, instigateur du mouvement acid-jazz au début des années 90 et fondateur du label Talkin’ Loud venait de jouer la toute nouvelle pièce Mad qu’on retrouve sur Partager l’ambulance (Bonsound) à son émission sur BBC Radio 6.
« Ça a toujours été clair dans ma tête, confie le pianiste, que l’aventure Misc ne pouvait pas se résumer qu’au Québec. On fait de la musique de niche, instrumentale, donc il faut que ton marché soit mondial pour que tu puisses y espérer en vivre un jour. De la visibilité, nous en avons eu avec la Révélation Radio-Canada Jazz 2013-2014 (alors que le groupe s’appelait Trio Jérôme Beaulieu) ce qui a permis de rafler la tournée des salles. Mais ce n’est pas assez. On développe du côté de la France et de la Grande-Bretagne, qui sont friands de notre style de musique ».
Faut dire que les trois teasers mis sur YouTube en amont de la sortie de Partager l’ambulance (Mad, Le Preacher et Superman se pointera pas) ont de quoi intriguer. Des courts clips d’animation qui semblent évoquer la crise globale et anxiogène que cherche à évoquer Misc avec ce radeau symbolique qui porte une ambulance et flotte sur les nuages à l’aide d’un parachute de fortune…une idée de l’illustrateur Christophe B. De Muri.
« Réinventer le trio jazz, c’est dans l’air du temps. Ça reflète aussi notre façon de consommer la musique qui est rendue tellement éclectique, les styles sont de moins en moins définissables de toute façon. Avoir toute la musique au bout d’un clic ça peut devenir étourdissant ».
Depuis la parution du premier Misc en 2016 et du Misctape Vol.1 lancé en 2017, le trio a vécu deux changements de bassiste, l’un d’eux est même devenu ostéopathe. L’avenir du trio de Jérôme Beaulieu était un peu incertain. « Je n’ai pas de plan B. Et il n’y en aura pas ! »
Coup de chance : Maurin Auxéméry du Festival international de jazz de Montréal avait un défi à leur lancer en 2017 : revisiter la musique d’un artiste qui nous inspire le temps d’un concert. L’album éponyme de l’artiste britannique James Blake et ses univers électros introspectifs paru en 2011 fut choisi par le trio.
« Une musique sans points de repère pour un trio jazz, précise-t-il. Mais c’est tellement trituré et traité électroniquement, on s’est dit : mon Dieu ! C’est donc ben trippant, il n’y a pas de références sonores claires. Ce show-là a été l’occasion pour nous d’intégrer une toute nouvelle palette sonore et l’adapter au son organique du trio. Ses références sonores nous ont sortis de notre univers tout en restant nous-mêmes ».
Partager l’ambulance est directement inspiré de cet hommage à Blake de par son innovation. Fortement influencés par (feu) Esbjörn Svensson Trio (EST), défricheur suédois du piano en trio, Beaulieu, le batteur William Côté et le bassiste Simon Pagé se sont enfermés dans leur studio, sorte de Batcave de tous les possibles.
« On a ajouté une palette d’effets sonores. Notre modus operandi est que tout dans notre musique doit être tweakable (manipulable). On ne veut surtout pas être prisonnier d’une séquence qui se prolonge, faut que l’interaction à la base du jazz demeure. Il y a toutes sortes de trucs. Pour ma part, je mis un micro piezo (conçu pour les guitares) dans le piano qui est voué à passer dans des pédales d’effets, puis j’ai une pédale de volume que j’utilise en temps réel pour le contrôle du mix entre le piano et l’électro pour le bon dosage sonore ».
Lorsque vrombit le piano, on se sent comme collé au plafond. La vigoureuse section rythmique suit ses dérapages et les mélodies sur Partager l’Ambulance sont hors du temps et des modes. Enfin quelque chose qui s’éloigne de l’omniprésent courant de trios jazz actuel. Misc ne se contente pas de prendre le train en marche. Voilà un album qui agresse de manière tout à fait décomplexée.
« Au moment où on l’a enregistré en 2019, nous n’avions bien sûr aucune idée qu’une pandémie s’en venait. C’est plutôt les bulletins de nouvelles qui nous ont fait prendre conscience de l’urgence d’agir, au niveau environnemental surtout ».
Le trio vient incontestablement de franchir un palier, celui du charme de l’équilibre précaire sans pour autant se couper de son passé. Misc semble apte à tailler du jazz de création au mètre. Et vous savez quoi ? C’est sûrement aussi prenant en concert que sur disque. Vivement le rapprochement physique !