Aucune facette de la création ne glisse entre les doigts de la musicienne Mélanie Venditti. Alors que son album Épitaphes (2019) se déroulait d’un bout à l’autre tel un long adieu calculé et précis, son EP autoproduit et autoréalisé Projections qui paraîtra ce vendredi, porte quant à lui six pièces uniques qui se déploient comme des extraits de vie dispersés qu’on peut saisir ensemble ou séparément.

Melanie Venditti« Ces chansons sont venues tranquillement, pas dans un ordre précis, en deux ans. Mon album avait été très cérébral, comme si j’avais écrit un livre, mais cette fois, je vivais quelque chose, je l’écrivais, peu importe le sens que ça prenait », explique Mélanie Venditti.

Épitaphes nous amenait définitivement au cœur du deuil de l’autrice qui canalisait ainsi le départ de sa mère dans un devoir de mémoire calculé. « Cette fois, c’est l’inverse, dit-elle. J’ai laissé la musique venir à moi. »

2020 a bien sûr été marquée par l’isolement pandémique, mais le retour houleux des vagues de dénonciations en juillet fait également partie de l’histoire collective de la dernière année. Peu importe ce que ce mouvement suscite comme souvenir, trauma ou sentiment imprécis, on a tous de près ou de loin vécu, fait vivre ou été témoins d’un inconfort marquant. « En lisant des témoignages, je réalisais que ça réveillait beaucoup de choses que j’avais vécues, confie Mélanie. Ça se trouve au cœur de mon EP, ça a vraiment alimenté ma création. »

Le résultat est sensible et l’autrice souligne délicatement des constats importants à faire qui nous ramènent à la base du mouvement : l’incohérence du discours d’une victime est légitime. « Il est normal qu’une personne qui s’est fait abuser ou harceler ne soit pas claire. Elle a vécu un trauma », renchérit la musicienne. Il y a certes de ces choses qu’on ne peut jamais expliquer, comprendre ou juger si on ne les a pas vécues.

Dans cette interprétation éthérée des obstacles, Mélanie Venditti aborde notamment notre rapport à l’autre dans ce qu’on aime et qu’on déteste de lui. « Je crois que ce qui nous dérange chez nous, on le perçoit davantage chez les autres et c’est la même chose pour les choses qu’on aime, dit Mélanie. C’est le propre de l’humain de reproduire ce qu’il a vécu, que ce soit bien ou mal. C’est un filon créatif qui m’a beaucoup alimenté. »

Même si c’est d’abord par manque de budget et pour profiter du temps solitaire offert par la COVID que Mélanie a choisi de réaliser elle-même son EP, elle conçoit qu’il y a tout de même une part de carte de visite dans cette décision. La réalisation est une tâche dont elle sait très bien s’acquitter et elle espère avoir l’opportunité de le faire pour d’autres dans le futur. « Je suis compétente pour le faire, lance-t-elle. C’est difficile pour les femmes de dire ça : qu’on a les compétences. En tant que femmes, on ne nous donne pas souvent les opportunités nécessaires. J’ai réalisé récemment que les modèles me manquaient aussi. Des femmes qui font ce que j’aime, c’est-à-dire réaliser, créer mes chansons pour mon projet, jouer sur les projets des autres et faire des arrangements, il y en a peu. »

Comme l’écriture est venue après la musique pour Mélanie, elle considère que le chapeau de musicienne est le plus confortable. Pour Projections, elle a dessiné le point de départ avec un médium qu’elle considère plus « académique » : le piano. « Ce qui est l’fun avec ce processus-là, c’est que ce n’est pas la mélodie de la voix qui choisit les accords, dit-elle. Tout part de la musique. Un piano c’est plus clair pour voir les accords qu’on fait. À l’université, on se sert du piano pour comprendre une multitude de théories alors que si je prends la guitare, c’est souvent no brainer. Avec le piano, la musique n’est pas juste là pour épouser le texte : elle a plutôt son propre langage. »

Et quand vient le temps de dire les choses et de les nommer avec des mots, Mélanie Venditti aime les petites phrases qui en disent long. « Je m’inspire beaucoup de Philémon Cimon qui a des idées complexes appuyées avec des mots simples. C’est ce qui me touche le plus et c’est ce que j’essaie de faire quand j’écris. »

Si toutes les cordes de l’arc complexe de la création musicale l’interpellent, Mélanie Venditti croit qu’il y a un travail colossal à faire encore pour que les femmes bénéficient des mêmes opportunités que les hommes. La chance ou l’audace d’essayer des choses, de se tromper et de changer de cap n’est pas tendu aux femmes et ce n’est pas inné non plus. « En début de carrière, un gars a beaucoup plus tendance à dire oui quand on lui demande de travailler sur un projet, même s’il n’a pas l’impression d’avoir ce qu’il faut pour le faire. J’espère que les femmes, dans les prochaines années, vont avoir plus confiance en elles et qu’on va leur donner la visibilité qu’elles n’ont pas encore. Et ça, c’est la responsabilité des radios, des grosses productions et des festivals, entre autres parce qu’une femme qui ose et qui parle fort, c’est une femme qui sera perçue comme une hystérique. »

Le saut dans la zone de création doit devenir automatique pour les femmes et les grands projets se doivent, selon Mélanie, d’offrir un certain nombre de chances. « Il faut arrêter d’engager les femmes pour repiquer les notes qu’un homme a enregistrées, lance-t-elle. Il faut faire venir les femmes dans la création dès le début. Les résultats vont être différents. La création va être encore plus riche. C’est le temps. » Oui, c’est le temps.



À 23 ans, Jeune Rebeu fait preuve d’une grande lucidité sur Business et sentiments 3, le troisième volet d’une série d’albums qui l’a fait évoluer, à la fois sur le plan humain et artistique.

« Je le vois pas comme une dualité, mais plutôt comme deux choses qui se complètent », tranche le rappeur montréalais lorsqu’on l’interroge sur la portée du titre de cette trilogie amorcée en 2018. « Les gens ont tendance à opposer business et sentiments, surtout dans le rap. Certains vont davantage dévoiler leur côté sentimental, tandis que les plus coriaces vont dire qu’ils sont plus business… Et là, je parle pas particulièrement des rappeurs virils, mais plutôt de ceux qui jouent une game et qui cachent [une partie d’eux-mêmes]. En fait, je parle aux rappeurs qui ont une virilité mal placée. Moi, au contraire, j’essaie d’être le plus vrai possible. Je suis quelqu’un de sensible. Et j’essaie de décomplexer [ce côté émotif] que d’autres refoulent. »

Cette sensibilité-là, Jeune Rebeu l’éprouve depuis déjà longtemps. À son arrivée au Québec au début des années 2000, il se souvient avoir entendu deux chansons qui l’ont tout particulièrement marqué : Parce qu’on vient de loin et Seul au monde de Corneille. « C’était une période dure pour moi. Non seulement j’arrivais de loin, mais j’avais de la famille qui venait de décéder en Tunisie », confie-t-il. « Je retrouvais une sensibilité dans la musique de Corneille, qui venait me chercher. Je ne parlais pas encore très bien le français, mais je connectais avec son émotion. »

Vingt ans plus tard, le destin du jeune rappeur croise celui de Sonny Black, multi-instrumentiste qui a composé, arrangé et coréalisé le brillant premier album de Corneille, d’où sont issues ces deux percutantes pièces. Comme un petit coup de pouce du destin. « C’est fou ! » admet celui qui a profité de l’expertise et de la rigueur de Black à titre de directeur artistique et principal compositeur de BS3. « J’ai beaucoup aimé sa façon de travailler. Il a rendu les chansons encore mieux que je me les étais imaginées. »

Avec sa signature chaleureuse, où règnent la guitare acoustique, les rythmes trap et les influences latines, Business et sentiments 3 marque un bond en avant dans la carrière de Jeune Rebeu. Dix ans après son initiation au rap, qui s’est faite dans le cadre d’un atelier d’écriture et d’interprétation rap donné dans un centre communautaire de Côte-des-Neiges, l’artiste établi dans l’arrondissement de LaSalle témoigne d’une nette évolution, qui va bien au-delà de sa collaboration avec Sonny Black.

Quelque part entre le côté spontané du premier volet de la trilogie et celui plus mélancolique du deuxième, Business et sentiments 3 trouve un équilibre entre les forces et les émotions du rappeur. Cette fille dont il nous parle depuis trois ans, cette «valentina» qui a teinté l’écriture d’une bonne partie de la trilogie, a maintenant quitté sa vie.

Résultat : Jeune Rebeu a les idées plus claires.

C’est du moins ce qu’il nous montre sur BS Story, saisissante conclusion de plus de cinq minutes qui résume en toute franchise l’épopée Business et sentiments. Histoire de tourner la page. « J’étais dans un chalet d’écriture en août dernier et je venais tout juste de sortir de cette relation. Je voulais marquer le coup », confie-t-il, sans aucune amertume. « Je n’avais aucun regret. Je trouvais ça dommage [que tout se termine], mais je n’avais plus de regret. Je voulais simplement relater les choses de la manière qu’elles se sont déroulées. Y’a des gens qui ont un journal intime. Moi, ce sont mes chansons, mon journal intime. »

Autre petit coup de pouce du destin : sa rencontre avec Ousmane Traoré (alias OTMC) de Dubmatique. « Au moment où j’ai perdu ma relation, j’ai rencontré Ousmane », se surprend-il encore. « La vie, c’est une balance. Chacun doit trouver son équilibre. »

À ce moment-là, Traoré mettait sur pattes l’embryon de ce qu’allait devenir Yokobok Records, sa toute nouvelle étiquette de disques. « Je lui ai fait écouter les maquettes de BS3, et il a vraiment aimé. Il a dit : ‘’Let’s go ! Ce sera la première signature de mon label!’’», raconte le jeune rappeur. « Depuis, on a appris à se connaître. On est des amis, des associés. On rigole tout le temps. »

Bien en selle aux côtés d’un des rappeurs ayant vendu le plus d’albums de l’histoire du Québec (La force de comprendre de Dubmatique s’est vendu à plus de 100 000 exemplaires), Jeune Rebeu a maintenant des ambitions de grandeur. « Pendant longtemps, j’ai eu plein d’idées… mais pas assez d’outils. Maintenant, avec Ousmane, j’ai les outils qui me permettent de réaliser les idées auxquelles je rêvais », juge-t-il.

Pièce d’ouverture de BS3, J’suis pas désolé incarne bien le côté « business » du titre-mantra de sa trilogie. « Je fais ça pour le butin / Pour marquer le but hein ? » lance-t-il, évoquant à la fois sa mission et son « empathie quelque part cachée dans le froid ».

« Pour moi, l’argent, c’est un vecteur d’ambition, de rêve. C’est pas une fin en soi », nuance-t-il. « Quand je parle d’argent, c’est pas avec les yeux plein d’étoiles. J’ai aucun attachement à la marque ou au luxe. Contrairement à d’autres, j’ai compris durant mon enfance que l’argent allait pas me sauver. Mais je sais aussi qu’il peut m’aider à réaliser mes objectifs. Tout est une question de bien savoir l’investir. »



Laura NiquayElle est née avec une guitare dans les mains, dans une famille de musiciens où on chantait autant Hank Williams que Georges Moustaki. « Je suis l’héritière de ce talent familial », dit Laura Niquay, qui offrira le 30 avril un nouvel album de chansons folk et rock intitulé Waska Matiwisin, signifiant « cercle de vie » dans sa langue atikamekw. « Et moi, je suis née pour être messagère. C’est mon talent – c’est très important de valoriser le talent qu’on a ».

Mais ce qui importe d’abord, insiste l’autrice-compositrice-interprète Laura Niquay, c’est de bien articuler en chantant. « Surtout que j’écris de plus en plus avec des mots atikamekw qu’on n’utilise plus aujourd’hui, et qui pourtant étaient utilisés auparavant. C’est bon pour les jeunes de notre communauté, ceux qui vivent en milieu urbain, surtout », comme elle d’ailleurs, aujourd’hui résidente de Trois-Rivières, à plus de trois heures de route de son village d’origine, Wemotaci, au nord-ouest de La Tuque, au Québec.

Exemple de mots en voie de disparition, tirés de la chanson Moteskano, un folk boosté aux guitares électriques cadencé par une batterie rock et des tambours traditionnels : « Nikinako ketcikinako », chantés dans le refrain. Ils signifient « enlever nos chaussures, remettre nos chaussures » – « on exprime ça autrement aujourd’hui, dit la musicienne. En plus, dans notre nation, on a trois communautés distinctes, et chacune d’elle parle un peu différemment l’atikamekw. J’ai des neveux et nièces qui habitent en ville et qui, peu à peu, perdent l’usage de notre langue, et ça me touche beaucoup. C’est important pour moi de bien chanter dans notre langue ».

Le travail d’écriture est minutieux pour Laura Niquay, qui dit consulter les ainés et travailler avec des technolinguistes – « trois femmes atikamekw qui se sont spécialisées dans le domaine » – pour s’assurer d’avoir le mot juste dans ses chansons et tenter d’en réhabiliter que le temps a presque effacés de la mémoire. « Moi-même, j’apprends des mots que je n’avais jamais entendus de ma vie, c’est pour ça que c’est important de collaborer avec une technolinguiste ». C’est sans compter les nouveaux mots venant enrichir le vocabulaire de la langue ancestrale « comme le mot ordinateur – ça fait pas longtemps qu’il a été inventé ! » Il se traduit par « Kanokepitcikan ». Le mot pour Internet est encore plus complexe: Pamikicikowipitcikan.

Ils n’apparaissent pas dans les textes de Waska Matiwisin parce que Laura Niquay préfère chanter l’universel plutôt que le moderne. L’importance de la famille, du respect de la nature, du sacré et du spirituel, thèmes centraux de son nouvel album. « C’est d’abord un disque sur la résilience », assure-t-elle, un mot dont la signification était déjà trop bien comprise des peuples autochtones avant que le reste du Canada se le soit répété pendant la pandémie.

« Il y a aussi une chanson qui parle du deuil, Otakocik/Hier, parce qu’on en vit beaucoup dans nos communautés, ça aussi, ça me touche beaucoup, explique la musicienne. Une autre chanson parle du suicide Et y’a une chanson, Nicim/Mon petit frère, qui parle du suicide. Mais ce sont des chansons qui servent à en faire la prévention – c’est pour ça que je dis que je suis une messagère. Je ne veux surtout pas être déprimante, mais je veux simplement partager mon point de vue sur ce « cercle de vie » dans lequel nous nous trouvons tous », avec ses drames et ses moments de bonheur. « Chacun vit avec ses problèmes, partout dans le monde. On est tous humains, et cet album est fait pour tout le monde ».

Laura Niquay a mis trois ans de travail pour composer et enregistrer (au studio Sophronik de Verdun, sous la réalisation de Simon Walls) la douzaine de chansons de son nouvel album Waska Matisiwin. De la ballade folk douce aux timbres de guitare slide (Aski/Terre) livrée avec cette voix qu’elle qualifie elle-même de « sablée » au rock puissamment envoyé (formidable Eki Petaman/Ce que j’ai entendu), en passant par Nicim/Mon petit frère une étonnante collaboration avec Shauit, sur un groove vaguement reggae, chantée en atikamekw et en innu.

L’une des plus touchantes de l’album se nomme Nicto Kicko, la voix apaisante de Laura Niquay se posant sur le son d’un piano droit appelant ensuite l’orchestre. Le titre signifie Trois jours, soit le temps que la musicienne est demeurée sans nouvelles de son père. « J’ai fait une chanson lente avec cette histoire, parce que trois jours sans nouvelles, c’est long, et en plus, il neigeait. Un de mes oncles avait été retrouvé mort chez lui, on ne voulait pas que ça se reproduise ». Au bout de trois jours, il a été aperçu sortant de l’épicerie. « Il ne nous avait jamais entendus / Parce que pendant trois jours / Il voulait être seul / Avec ses écouteurs aux oreilles », chante simplement Laura.

« Souvent, lorsque je compose, je cherche d’abord une mélodie, puis je m’enregistre pour ne pas l’oublier. Si, disons, j’entends une mélodie dans un rêve, en me levant le matin, je vais tout de suite jouer de la guitare. Après ça, j’écris le texte. Parfois en lisant les histoires des autres, parce qu’il y a beaucoup de gens qui m’écrivent. Ils me confient leurs histoires, leurs secrets. Moi, je trouve les bons mots dans leurs histoires, et j’en fais une chanson. »