Traverser le parc, Louis-Philippe Gingras l’a fait plus de trois cents fois, en autobus, en Chevrolet Optra 2004, sur le pouce, sur un high, sur un down. Le Parc de la Vérendrye et les 226 kilomètres d’asphalte qui le séparent en deux n’ont plus de secret pour l’auteur-compositeur-interprète natif de Rouyn-Noranda et Montréalais épisodique.
« Une fois, dans le temps des Fêtes, je partais de Montréal pour aller faire le tour des partys de famille à Rouyn, » se souvient-il. « Je trouvais plus mon permis de conduire. Je me souvenais même plus s’il était encore valide. Rendu à Mont-Tremblant, je me suis fait arrêter par un flic. Il devait trouver que j’avais l’air louche. C’est là que j’ai su que mon permis était expiré. Il a confisqué la voiture. J’ai fini le trajet sur le pouce avec ma guitare. Faisait frette. »
« C’est vrai que je suis désorganisé, pas très riche et sans attaches. »
À l’écoute du premier disque de Louis-Philippe Gingras paru l’an dernier, le bien titré Traverser l’parc réalisé par Dany Placard, on peut quasi comprendre les soupçons du policier. Avec ses histoires de brosses, d’amours complexes ou de pauvreté, le chanteur ne projette pas l’image du gendre idéal. Son accent joual est prononcé. Sa manière crue de décrire le quotidien le rapproche d’un Plume Latraverse avec qui il partage une nonchalance, mais aussi un attrait pour la poésie. Comme s’il appliquait une couche de vernis sur une peinture écaillée.
« C’est vrai que je suis désorganisé, pas très riche et sans attaches. Ce que je décris sur l’album se rapproche de mon quotidien, mais la poésie me permet de créer un contraste intéressant avec le côté brun de mes histoires. J’ai compris ça en participant à plusieurs concours, » explique le musicien arrivé bon deuxième en 2010 au Festival de la relève indépendante musicale d’Abitibi-Témiscamingue (FRIMAT) et récipiendaire des plus grands honneurs au Festival en chanson de Petite-Vallée en 2012. « Participer à un concours, c’est cruiser un jury comme on cruise une fille: la première impression est toujours importante. C’est plate, mais c’est de même. Les gens se font une idée de toi avant même que t’aies commencé à jouer. En tant qu’artiste, je crois qu’il faut s’interroger sur qui on est et quel impact on a dans les yeux du monde. Quelle image on projette? Quelles sont nos forces? Depuis ce temps-là, je m’habille propre sur scène, clean cut. Je me fais même la barbe avant un spectacle pour accentuer le contraste entre mon look et mon folk blues trash de bord de route. »
Au détour d’une phrase, l’ancien étudiant en jazz au Cégep de Saint-Laurent ramène ainsi le spectre de la 117, ce long serpent de bitume qui traverse le parc. Rien d’étonnant, les huit heures qui séparent Montréal de Rouyn lui ont permis d’écrire de nombreuses chansons immortalisées sur Traverser l’parc, dont « Andromède », une composition en nomination au Prix de la chanson SOCAN 2014. « Comme plusieurs de mes pièces, “Andromède” m’est venue à partir d’une phrase dont j’aimais l’image et la sonorité. Je fonctionne souvent comme ça. Je n’écris pas en fonction d’un thème, mais en brodant autour d’une phrase ou de mots déclencheurs. Je me laisse guider sans trop savoir où ça va me mener. Dans ce cas-ci, j’étais dans un trip de mythologie grecque et j’ai accroché sur la phrase “M’as gazer pégase.” Et comme je m’en allais rejoindre une fille en Abitibi, les histoires se sont croisées: “M’as viser ben haut / M’as aller tasser l’soleil pour pu qu’y te tourne autour.” J’ai fini la ride, et la toune était presque terminée. “Roulé dans l’noir” a aussi été écrite en traversant le parc. On était pris dans un osti de gros orage. Je courais après ma queue à l’époque. Jamais content de mon sort, fallait toujours que je bouge d’une ville à l’autre. »
Après un été passé sur la route des festivals à présenter son album, Gingras a consacré une partie de l’automne à l’écriture de son prochain disque. Diagnostiqué bipolaire, le musicien l’avoue d’emblée, le processus sera plus ardu compte tenu de sa nouvelle médication qui limite ses high et ses down, des périodes troubles, mais propices à l’écriture, particulièrement les high. « Mon moral est pas mal plus stable maintenant, alors je me plaindrai pas. En fait, cette nouvelle condition m’amène à moins centrer mon écriture sur moi. Traverser l’parc, c’est beaucoup comment je me sentais à l’époque. Le prochain disque portera un regard sur comment les gens interagissent entre eux. Je me concentre sur des personnages. Ma dernière composition parle d’une caissière dans un Tigre Géant de l’Ontario. J’ai envie de sortir de ma bulle un peu. »