Avec son neuvième album Encre rose, Corneille étale avec sincérité sa vision lucide du monde et donne vie à un rêve qu’il caresse depuis longtemps : rendre hommage à la soul et au R&B du tournant des années 1980.
« J’ai toujours voulu faire un album dans ces couleurs-là », relate le chanteur québécois, grand fan de Stevie Wonder, de Hall & Oates, de Prince, de Luther Vandross, de Shalamar et de bien d‘autres artistes américains qui ont marqué cette époque.
Dans ce cas-ci, « toujours » signifie au moins une quinzaine d’années. Quinze années durant lesquelles l’auteur-compositeur-interprète a gardé enfoui au fond de lui son désir.
Deux chansons de son précédent album (Manque de sommeil et Le bonheur) laissaient toutefois poindre à l’horizon cette direction musicale aux guitares rythmées, aux basses funky et au groove omnipotent. Enfin, Corneille allait se laisser aller.
« L’enjeu pour ma part, c’est que [la fin des années 1970 et le début des années 1980] est une période où la soul et le R&B chantaient exclusivement l’amour et que ce n’est pas vraiment dans mon ADN d’auteur d’aller vers ce thème-là. Je ne voulais pas être limité dans mon exercice », explique-t-il, quand on lui demande la raison de cette longue attente. « C’est la musique que j’écoute le plus dans mon auto, une musique avec laquelle j’ai un rapport de fan, donc j’étais extrêmement conscient du travail que ça allait nécessiter. J’avais une certaine timidité, une réserve, car je suis trop intimement lié à cette musique. »
Pour arrimer sa musique de prédilection à son ADN d’auteur, Corneille a ouvert ses horizons au monde, à tout ce qui a bousculé notre quotidien et nos sociétés depuis la sortie de Parce qu’on aime, en 2019. « J’ai trouvé l’inspiration dans cette actualité chargée émotionnellement, dans cette époque inédite où l’occident n’a jamais été aussi fragile », explique-t-il, évoquant notamment la pandémie et l’échiquier géopolitique mondial qui, dans les derniers mois, est passé d’instable à complètement chaotique. « Je ne voulais pas passer à côté d’une vraie introspection. »
Pour Corneille, ce nouvel album est à prendre comme une main tendue vers l’autre, une tentative de rebâtir les ponts. À l’image de son titre, son écriture évoque l’amour, la passion et la douceur du rose. « C’est important [d’avoir ce genre de discours], car parallèlement à la pandémie et à la crise politique, il y a eu une autre crise ; celle des mots. On était dans le vitriol, dans l’embrasement, et moi-même, je me suis laissé prendre dans ce piège-là, celui de prendre parti. Et plus j’allais dans ce sens-là, moins je me reconnaissais », admet-il. « Je me suis longtemps conforté en me disant que j’avais le dialogue facile… Jusqu’à ce que la pandémie arrive, que [la mort de] George Floyd arrive, que la dénonciation des violences sexuelles arrive… Je me suis rendu compte que j’étais comme tout le monde, que j’avais le jugement facile comme tout le monde. Plus je me laissais aller à ces élans naturellement humains, moins bien je me portais. Je me suis demandé quelle couche j’avais envie d’ajouter. Est-ce qu’on ajoute une couche de colère ? Ou on a envie d’aller ailleurs ? J’ai écrit des mots avec une seule priorité, un seul objectif : créer le dialogue. Et ça, ça passe par la bienveillance. »
« J’ai écrit des mots avec une seule priorité, un seul objectif : créer le dialogue »
Pour en arriver à ces réflexions, le chanteur a pu compter sur sa femme, Sofia de Medeiros. L’actrice, mannequin et parolière québéco-portugaise (avec qui il est marié depuis 16 ans) signe ou cosigne l’ensemble des 10 textes de cet album. « Chaque chanson est une extension d’une conversation que j’ai eue avec Sofia. En fait, la leçon principale que j’ai apprise, c’est qu’on gagnerait à gérer nos sociétés comme on gère un couple », lance-t-il, avant d’expliquer en détail sa comparaison.
« La pire chose qui puisse nous arriver dans un couple, c’est de ne pas être sur la même longueur d’onde. On peut ne pas être d’accord, mais le but, c’est d’aller se coucher en bons termes. Car on a des responsabilités, des intérêts communs. Et quand un couple fonctionne bien, c’est qu’il comprend l’intérêt commun. Dans les dernières années, on a compris que tout ce qui se passe en Chine, en Afrique et maintenant en Ukraine nous concerne. Plus que jamais, la notion d’interdépendance s’applique… De là la recherche de l’intérêt commun. Et de là l’importance de bâtir quelque chose ensemble. Cette leçon de la vie de couple peut s’appliquer partout, dans la vie de tous les jours. C’est un énorme défi, mais il est à la mesure du besoin. »
Si son couple est l’assise des réflexions qui parsèment ses nouvelles chansons, ses enfants sont largement responsables du ton qu’il emprunte. Un ton qui sait se faire optimiste, tout en restant lucide. « Ça, c’est la grande nouveauté dans mon optimisme ! » se félicite-t-il. « En étant père de deux enfants, j’ai plus le pied dans la vraie vie. Mes premiers albums, je les faisais dans l’utopie… Mais là, je dois composer avec une dimension réelle des choses. Et je trouve que l’espoir est plus fort quand il est ancré dans une réalité. »
L’espoir scintille sur plusieurs chansons, notamment les brûlantes Pause, Nouveau monde et Nouveau pouvoir. Mais c’est sur d’autres chansons, qu’on remarque peut-être moins aux premiers abords, qu’il prend un sens plus fort. Clin d’œil à une technique de boxe de Muhammad Ali, qui consiste à rester volontairement dans les câbles afin de laisser l’adversaire se fatiguer en accumulant les coups, Rope-a-dope symbolise « une approche différente de la vie », qui mise sur la résistance plutôt que l’attaque constante et forcément épuisante.
« Au début, on ne comprenait pas [ce que faisait Muhammad Ali], mais on a compris qu’il menait un combat psychologique contre l’autre, en le fatiguant physiquement. Et puis, à la toute fin, il a donné un coup qui a mis un terme au combat. C’est une belle métaphore de la vie : on a parfois l’impression qu’il faut rendre à la vie tous les coups qu’elle nous envoie. Mais des fois, l’idée, c’est d’éviter les coups et [garder notre meilleur] pour le moment opportun. C’est l’idée de faire l’économie de son temps. »
« Faire l’économie de son temps » est également le message qui ressort de Petit pas, chanson que Sofia et Corneille dédient directement à leur fils aîné, maintenant âgé de 12 ans. « C’est venu d’un constat qu’on a fait, Sofia et moi : rien ne va jamais assez vite pour lui. Il veut être arrivé avant d’être arrivé ! Et en tentant de lui montrer que tout n’était pas obligé d’aller aussi vite, on a compris qu’on était en train de nous donner nous-mêmes des leçons. »
« Comme adultes, on est tous pris dans cette culture de la course, autant dans les espaces professionnels que dans ceux plus intimes de nos vies. Mais ce qui est absurde là-dedans, c’est qu’on est en course contre des gens qui n’ont pas la même destination. Beaucoup arrivent à cette destination et ressentent le même vide qu’au début. Ils ont couru tout ce temps-là et ils ne sont même pas contents d’y être arrivés », explique-t-il. « Dans une course de 100 mètres, la destination est la même, c’est la ligne d’arrivée. Dans ce cas-là, ça a du sens d’avoir l’esprit du compétiteur. Mais tout ça est propre au sport… La vie n’est pas un sport de compétition. »
Et Corneille sait de quoi il parle quand il dit que « la vie n’est pas un sport de compétition ». Il l’a appris suite au succès fulgurant de ses deux premiers albums. « C’était en 2005-2006, au peak de ma carrière. Je faisais des arénas combles en Europe, des Zénith, des séries de spectacles à l’Olympia… Et à chaque concert, je me sentais vide. Je rentrais par la suite dans une chambre d’hôtel cinq étoiles et je me disais : ‘’Il me semble que je ne suis pas plus avancé spirituellement, dans mon bien-être, que quand j’étais dans mon appart à Longueuil avant que tout ça démarre…’’ »
« J’ai tellement mis d’efforts dans ma carrière, tellement sacrifié de choses, en me disant : ‘’Une fois que je vais être arrivé à destination, tout va être réglé!’’ Mais non seulement les problèmes ne se sont pas réglés, mais en plus, j’en ai eu des nouveaux ! Car ce n’est pas évident de gérer un succès. Personne ne t’a appris à gérer ça… » confie-t-il. « Mais c’est une leçon qui reste difficile à transmettre, un peu comme ‘’l’argent ne fait pas le bonheur’’. Je le comprends, ce désir qui pousse tout le monde à courir. »
Il le comprend… mais il a choisi de ralentir la cadence, d’y aller à petits pas. C’est un Corneille avec un nouveau pouvoir : celui de la décroissance.