La musique latine à Montréal ne s’est jamais aussi bien portée. Depuis environ cinq ans, les événements et les artistes locaux qui prennent le devant de la scène se multiplient.

Le collectif FLTK (diminutif de Flowtiko, pour « flow exotique ») est au cœur de ce développement de la musique latine dans la métropole. Depuis sa fondation en 2022, ce rassemblement de producteurs, d’artistes et de DJs a vu passer plus de 21 000 spectateurs dans ses différents événements qui se déroulent à Montréal, mais aussi à Toronto, Ottawa, Sherbrooke, Halifax, Calgary et à l’extérieur du pays. Le DJ et fondateur de FLTK, BVLA, constate avec joie la transformation de la scène latine. « Quand j’ai commencé à faire des DJs sets il y a plusieurs années, on me disait : ‘’Joue pas de reggaeton, c’est pas grand public !’’. Maintenant, les mêmes bars m’appellent pour que je fasse une soirée uniquement reggaeton… »

BVLA

BVLA (photo: Myriam Frenette)

Loin d’être un nouveau joueur dans l’industrie, BVLA a commencé sa carrière aux côtés de Myztiko, producteur montréalais d’origine guatémaltèque qui a fait sa marque durant les années 2000 au sein du label Pina Records, chef de file du reggaeton à l’échelle mondiale. Après avoir travaillé avec Daddy Yankee et autres gros noms de l’Amérique latine, Myztiko est revenu au Québec avec une certaine amertume, qu’il a transmise à son acolyte. « Mon dégoût pour la structure de l’industrie de la musique m’a éloigné de ma passion », indique BVLA, évoquant une dynamique d’exploitation des artistes par les maisons de disques. Il dit être revenu dans le secteur musical quand il a constaté que des artistes comme Bad Bunny pouvaient faire leur place de manière indépendante, sans être à la merci des multinationales.

L’influence de Bad Bunny, l’un des artistes les plus diffusés au monde sur les plateformes d’écoutes, est considérable sur l’ensemble de la scène locale. En décembre 2022, un autre collectif rassemblant différents artistes et DJs voit le jour : Frikiton. La première soirée que Frikiton organise ? Un événement thématique au Ausgang Plaza intitulé Una Navidad Sin Ti (Un Noël sans toi), centré autour de l’œuvre du rappeur et chanteur portoricain. « C’est là qu’on s’est rendu compte qu’il y avait une communauté pour ça. On a lancé Frikiton officiellement ce jour-là. Ça a eu un effet boule de neige », explique Diego De La Torre alias Santofuego. Avec différents artistes et entrepreneurs comme la DJ Nana Zen, il est l’un des cofondateurs de l’organisme sans but lucratif Culture Urbaine Latine Orchestrée, qui produit les événements Frikiton et qui chapeaute la carrière d’artistes locaux comme Ed Winter et Tr3ppy.

Mouvement global

Il n’y a évidemment pas que Bad Bunny qui inspire les artistes d’ici à se révéler et à se rassembler. C’est en fait tout un mouvement très hétéroclite de musiques latines qui influence la scène montréalaise – ce même mouvement qui a grandement évolué depuis l’éclosion de Daddy Yankee, le roi du reggaeton, dans les années 2000. Un peu plus d’une décennie plus tard, ce même Daddy Yankee offrait une collaboration avec Luis Fonsi, un autre Portoricain, et un certain Justin Bieber, en signant le remix de Despacito, devenu le hit de tous les étés depuis. « Despacito, c’est l’ouverture des artistes pop internationaux à la musique latine. C’est un point tournant, primordial », observe Santofuego.

Les duos qu’a proposés Bad Bunny avec Drake et Cardi B ont par la suite confirmé cette tendance. Les musiques latines, dorénavant, n’étaient plus confinées à leur nid d’origine. Les jeunes d’artistes d’ici ont maintenant des modèles de réussite, qui vont bien au-delà des mégastars susmentionnées, comme l’explique Ximena Holuigue, fondatrice de la compagnie de production et agence de talents montréalaise ISLAS. « Pour un artiste émergent, de voir la carrière d’un artiste comme le chanteur colombien Feid, c’est impressionnant. Pendant presque 10 ans, c’était un compositeur de l’ombre et, du jour au lendemain, il a choisi de devenir interprète. Les jeunes ont plus d’idoles [aux cheminements distincts] auxquelles se rattacher », dit-elle, citant également Karol G et Peso Pluma.

Cette effervescence globale de la musique latine peut rappeler celle du tournant des années 2000, qui nous avait fait découvrir Ricky Martin, Shakira, Jennifer Lopez et Enrique Iglesias. Mais ces artistes ont pour la plupart dénaturé leur son à un moment ou un autre de leur carrière, ce qui n’est pas le cas de la scène actuelle. Ce sont les artistes latins qui influencent la pop américaine – et non le contraire, comme le confirme Holuigue. « J.Lo a souvent confié dans ses entrevues qu’elle a dû se battre pour garder son identité latine. Ils voulaient trop la brander, l’américaniser. Maintenant ça, ça se brise. On est dans une nouvelle ère, avec de nouveaux types de structures, plus favorable aux artistes indépendants. »

Plusieurs facteurs spécifiques à Montréal

Frikton

Frikiton (courtoisie Diego De La Torre)

Plusieurs facteurs locaux expliquent également cet intérêt marqué pour les musiques latines. D’abord, il y a l’immigration latino-américaine qui a augmenté dans les dernières années. Entre 2016 et 2021, c’est plus de 10 000 personnes issues d’un pays ou un autre d’Amérique latine qui ont immigré à Montréal – ce qui exclut les travailleurs saisonniers ou les étudiants, qui sont également très nombreux. Après les Noirs et les Arabes, les Latino-Américains détiennent la plus grande proportion immigrante de la métropole et de l’ensemble du Québec. « Et c’est vraiment la communauté la plus loyale », commente Santofuego. « On le voit directement dans nos événements. Dès qu’on a fait notre premier Frikiton, on avait des centaines de messages qui disaient : ‘’C’est quand le prochain ?’’ »

Il y avait en quelque sorte un manque à combler dans le nightlife montréalais. Dans les années 2000 et 2010, plusieurs promoteurs invitaient de grosses pointures de la musique latine à Montréal et proposaient des spectacles génériques sans souci du détail, avec une tonne de premières parties locales précipitées. « Les gens faisaient beaucoup d’événements pour se remplir les poches. Il n’y avait pas de focus sur l’expérience », explique Santofuego. « Pendant ce temps-là, la scène afro s’est développée très vite, avec le club Sagacité (organisme sans but lucratif qui favorise la création multidisciplinaire) et des événements comme Moonshine (cofondés par Pierre Kwenders). Ça a été un exemple à suivre pour nous. »

Lancée à l’été 2021, l’étiquette Joy Ride Latino a également contribué à la revitalisation de la scène latine au Québec. « Ils ont ouvert une porte. Les artistes indépendants latins avaient enfin un point de référence [dans l’industrie musicale d’ici] », dit Santofuego à propos de cette branche de l’étiquette hip-hop reconnue Joy Ride Records, qui représente notamment Cruzito.

Enfin, impossible de parler de l’effervescence de la scène locale sans mentionner le festival Fuego Fuego qui se déploiera au Parc Olympique de Montréal les 25 et 26 mai 2024. C’est entre autres en constatant l’ampleur des événements du collectif FLTK, autour duquel gravitent des producteurs de renom comme Dayme Beats (J Balvin, Nicky Jam) et Demy & Clipz (Bad Bunny), que le fondateurs du festival auraient eu l’initiative de fonder l’événement en 2022. « Quand [les fondateurs] sont venus à nos événements, ils n’en revenaient pas de notre dynamisme, de notre énergie. Ils ont voulu transposer ce format-là, sans temps mort, dans leur festival », avance BVLA, qui sera sur scène avec plusieurs autres artistes du collectif pour la troisième édition du festival.

La bande de Frikiton, également, sera de l’événement, à l’instar de plusieurs autres artistes d’ici comme Isabella Lovestory, Mariana Gueza, Chika, PRIMO, Jace Carrillo, Pachy Flow, Cahnei, Greyz, Discoño et DJ D-Bo. C’est une invitation symbolique pour Santofuego. « Quand on a vu l’arrivée du festival en 2022, on a senti que le timing était parfait pour un projet comme Frikiton. C’était le moment d’unir nos forces. C’était impensable, il y a 5-10 ans, de voir des artistes d’ici sur des scènes aussi grosses que celle de Fuego Fuego. »