Meg Remy a récemment quitté l’amour de sa vie. Non, elle n’a pas quitté Max Turnbull, qui est toujours son mari et collaborateur dans son projet art-pop torontois baptisé U.S. Girls. Non, elle a quitté une muse qui faisait partie de sa conscience depuis son enfance, qu’elle a passée dans l’Illinois.
Remy a été élevée dans une famille catholique, républicaine et conservatrice où la radio était toujours en arrière-plan. Bruce Springsteen était de loin son préféré parmi les artistes qui figuraient au Top 40 de l’époque, loin devant ses autres amours comme Billy Joel et Elton John. Même plus tard, lorsque Remy s’est tournée vers la musique punk durant l’adolescence et qu’elle remettait tout en question, Bruce est demeuré dans son cœur, car elle sentait qu’ils avaient toujours ce petit côté « underdog » en commun. Même à l’époque où U.S. Girls a vu le jour, un fouillis de « tape loops » et de pédales d’effets qui n’était pas sans rappeler Suicide, l’influent groupe rock électronique minimaliste, elle y a été d’un « cover » brutaliste d’un des premiers classiques du Boss, « Prove It All Night », qui figurait sur son premier album paru en 2008, Introducting… Depuis que U.S. Girls est passé d’un son noise/drone pas toujours facile d’approche à un son disco pop irrésistible sur les pistes de danse, on détecte plus facilement l’ADN du E Street dans les compositions cinématiques propulsées par un sax que l’on retrouve sur l’impressionnant album In a Poem Unlimited paru en 2018.
De nos jours toutefois, la capacité l’artiste de son art est un luxe que les mélomanes consciencieux n’ont plus envie de se payer, et bien que Springsteen soit loin d’une grave transgression à la R. Kelly, il n’en demeure pas moins que Meg Remy ne se sent plus à l’aise à son égard. « J’ai récemment été curieuse de savoir combien il valait », dit-elle en sirotant un café dans un resto de son quartier de l’ouest de la ville, « et ça n’est juste pas raisonnable. Personne n’a besoin de 4000 millions de dollars ! »
Bien entendu, Remy n’avait pas l’illusion que le héros de la classe ouvrière du rock n’était pas également une vedette ultra riche. Mais à notre époque où l’économie ressemble à un match de football américain où l’équipe dominante continue sans cesse et avec un malin plaisir à faire grimper le score en sa faveur, Remy trouve de plus en plus difficile d’applaudir même les artistes les mieux intentionnés comme le Boss. C’est pourquoi In a Poem Unlimited est un recueil de requiems pour les âmes défavorisées qui sont abandonnées au front avant d’être broyées par les impitoyables forces du patriarcat et du capitalisme avancé. Des requiems pour les femmes prises au piège dans une relation abusive, pour les travailleurs forcés d’inhaler des polluants dans leur travail d’usine au salaire ridicule, et pour les électeurs qui sont continuellement abandonnés par l’appareil politique de leur pays, même lorsque leur candidat est élu. À titre d’exemple, le premier extrait de l’album, digne des plus grosses « boules disco », intitulé « Mad as Hell », s’en prend au président américain, mais pas celui qu’on pense : sur cette pièce, Remy tente avec exaspération de réconcilier l’image de bon joueur de Barack Obama avec son nombre record d’attaques de drones.
Mais là où cet album est une mise en accusation de la vie moderne, In a Poem Unlimited est également le couronnement de la communauté musicale torontoise qui la soutient depuis une décennie. Après avoir roulé sa bosse à Chicago, Portland et Philadelphie, Remy s’est installée à Toronto en 2011 après avoir rencontré et être rapidement tombée en amour avec Max Turnbull qui, à l’époque, menait ses propres expériences avant/pop sous le pseudo de Slim Twig.
« Avec Max, je me sentais assez en confiance pour travailler avec lui et chanter devant lui, ce qui ne m’était jamais arrivé auparavant », explique-t-elle. « Mes premiers albums ont tous été enregistrés dans le rouge — je me disais que si le VU mètre est dans le rouge, c’est que ça marche ! Je pensais que les trucs que j’enregistrais étaient bien plus clairs qu’ils l’étaient vraiment, et que je les réécoute aujourd’hui, j’arrive à peine à croire que c’est sorti sur disque, et que les gens ont payé pour ça et aimé ça ! Max a le talent technique pour rendre mes idées plus claires. Il était à la fois mon ingénieur, mon “cheerleader” et mon traducteur, et c’est toujours le cas. »
Mais Remy a trouvé bien plus qu’un partenaire romantique et créatif en Turnbull. Elle a également été intégrée à son vaste et éclectique réseau d’amis musiciens dont font notamment partie l’évangéliste d’un retour à la power pop Michael Rault, le duo dance punk Ice Cream et l’obscur « beat maker » Mark Roberts (alias Louis Percival, alias Onakabazien). Tous ont contribué ou joué avec U.S. Girls tandis qu’elle passait d’un flash-back surréaliste de « girls group » des années 60 sur GEM (2012) au déconstructivisme dub du EP R&B Free Advice Column (2013), en passant par la chatoyante pop noire de Half Free (2015) qui a valu à Remy une place sur la courte liste du Prix de musique Polaris. Sur In a Poem Unlimited, Remy a ouvert la liste des invités à plus d’une vingtaine de collaborateurs, dont notamment The Cosmic Range, le groupe psyché-jazz torontois qui lui sert d’orchestre accompagnateur sur le disque. « Ils sont comme le Wrecking Crew », dit-elle pleine d’enthousiasme.
“Je préfère confondre les gens ou les surprendre plutôt que de les satisfaire.”
Et comme l’explique la tête dirigeante de Cosmic, Matthew « Doc » Dunn, le processus d’adaptation de l’esprit d’improvisation de son groupe au côté résolument auteurs de Remy s’est fait tout naturellement. « Je ne veux pas avoir l’air d’un trouduc prétentieux, mais nous sommes capables de jouer n’importe quel style de musique », dit-il en rigolant. « On peut faire du classique, du jazz, du funk, du country… on est capable de jouer “tight” lorsque c’est le temps. Mais la raison pour laquelle son disque est si bon, c’est que Meg est incroyablement bien organisée. C’est la personne la plus professionnelle avec qui j’ai jamais travaillé à ce niveau. Elle détesterait sans doute m’entendre dire ça, mais elle est réellement comme une réalisatrice au cinéma — elle est dans la salle de contrôle et nous dirige avec une main très légère. Le fait qu’elle ne sache entre guillemets “jouer” d’aucun instrument, mais qu’elle parvienne à faire tout ce qu’elle fait est d’autant plus impressionnant. »
Pour Remy, l’esprit communautaire de In a Poem Unlimited va au-delà des ressources humaines et est également dû au choix des chansons. Parmi les meilleures pièces du disque, on retrouve « Rage of Plastics, une réinterprétation d’un chant funèbre écrit par son amie Simone Schmidt, alias Fiver, au sujet d’une femme confrontée à sa propre infertilité due à son travail dans une raffinerie aux relents toxiques. C’est la seule reprise de l’album, mais c’est également la chanson qui illustre le mieux la vision de Remy : aborder de manière inattendue — pour l’auditeur — des sujets difficiles par le biais d’une pop très “glamour”.
“Cette chanson signifie tant pour moi, elle m’inspire et m’impressionne”, explique Remy. “L’arrangement original sur le disque de Fiver me parle beaucoup, car j’adore les chansons sombres et funestes et difficiles à avaler. Son message est un message que tout le monde doit entendre, et j’ai toujours voulu la reprendre dans le style de ‘Black Velvet’, un ‘hit’ que tout le monde aime. Je me disais qu’en la faisant à la ‘Black Velvet’, les gens seraient plus attentifs au propos et aux paroles !”
Et, jusqu’à maintenant, ce processus d’endoctrinement semble fonctionner. In a Poem Unlimited a récemment valu à Remy sa deuxième inclusion à la courte liste du Prix Polaris, et tout au long de l’année, les indices de son succès indie-rock sur le point d’exploser n’ont cessé de s’accumuler : engagements dans les plus gros festivals du monde, présence soutenue sur les radios par satellite, profil dans le magazine Rolling Stone, dans The New Yorker et — laissant Remy complètement incrédule — dans le Wall Street Journal. Mais pour autant que In a Poem Unlimited est la substantielle sculpture qui a toujours existé au cœur du mur de bruit que Remy utilise comme matériau brut depuis une décennie, il ne faudra pas se surprendre si la prochaine étape, pour l’artiste, est de tout détruire.
“Mon prochain album sera probablement totalement différent”, dit-elle. “Tout est une question de ne pas s’emmerder. C’est aussi mon petit côté punk de vouloir désorienter les gens – comme si je les mettais en garde de me mettre dans une boîte et de me tenir pour acquis. Je préfère confondre les gens ou les surprendre plutôt que de les satisfaire.”