Si un jour vous passez par le village de Neuville, capitale du blé d’Inde située tout près de celle de la province du Québec, arrêtez saluer Médé Langlois au magasin de sa ferme, l’Économusée de la conserverie. C’est dans le nom, on y vend « du « cannage », fait selon des recettes « qui ont cent cinquante ans » et à partir des fruits et légumes qui poussent sur ses terres depuis 350 ans, la Ferme Langlois étant considérée comme la plus ancienne ferme en activité au pays. Or Médé, fier producteur maraîcher et laitier depuis onze générations, est aussi un punk.

« Tsé, les ancêtres qui habitaient ici, ils jouaient du folklore », raconte le chanteur et guitariste du groupe « punklore » Carotté, qui a mis le feu aux planches de l’Astral le 9 juin 2017, dans un programme double des Francofolies de Montréal mettant aussi en vedette les dangereux Bleuets d’Orloge Simard. « Moi, j’ai grandi dans le folklore sans le vouloir, si tu veux. Ça jouait du folklore ici tout le temps. Tout le monde du village se ramassait ici, dans la cuisine d’été de la maison familiale, pis tout le monde jouait du folklore, au moins une fois par semaine. Mais plus tard, à l’école secondaire avec mes chums, on écoutait beaucoup de punk. »

Médé s’était levé comme à tous les jours à 4h15 du matin pour traire ses vaches, travailler aux champs et veiller au bon roulement de son magasin, mais au bout du fil à l’heure du midi, il semble encore fringant d’énergie et plein d’histoires à raconter, sur la musique, ses vaches (« Si elles aiment le punk? Y’ont pas ben le choix, on pratique dans la grange ! ») ou sur le métier d’agriculteur (nous y reviendrons). Tenez, voici le récit de la naissance de Carotté, qui a lancé un premier album intitulé Punklore et Trashdition (du « cannage » musical !) en 2015 sur étiquette Slam Disques.

« Après avoir ouvert l’Économusée, j’ai décidé de participer au nouveau marché public qui se tenait à Deschambault près d’ici. La journée, on vendait des légumes et pendant ce temps, des musiciens faisaient de l’animation : un petit groupe de trad, trois musiciens. Pis là, ben, à la fin de la journée, on les rejoignait pour une ‘tite bière, un ‘tit rhum, et à un moment donné, je leur ai dit : Pourquoi on ferait pas un groupe ensemble ? J’ai deux chums qui jouent du punk. Vous trois, nous trois, moitié punk, moitié folklore, un mélange des deux. Ça ne s’est pas fait beaucoup ici – on se souvient de Groovy Aardvark qui avait enregistré Boisson d’avril » avec Yves Lambert, alors que les Irlandais l’ont fait (The Pogues), ainsi que les Bretons du nord de la France (Soldat Louis, Matmatah, Les Ramoneurs de menhirs).

Ainsi naquit Carotté et son « punklore » au répertoire constitué de compositions originales – « On écrit les textes en groupe, sinon, c’est Étienne, le violoniste, qui écrit, y’é pas pire là-dedans » – et de chansons traditionnelles de la trempe de la célébrissime Tape la bizoune d’Oscar Thiffault. « Les compositions, c’est bien, mais le plus important, c’est de sauver de l’oubli des airs, des mélodies du répertoire folklorique, comme l’air d’une chanson que chantait Madame Louise qu’on a utilisé ».

Des vieux airs, mais avec l’énergie et le sens de la fête d’aujourd’hui. « Ça fait un beau mélange, il faut préserver ça, estime Médé. Parce que le folklore, c’est comme notre terroir musical. C’est comme quand je sème mes graines de concombre à Neuville ; on est peut-être trois ou quatre [agriculteurs] sur la planète à posséder ces petites graines-là et à semer ce concombre-là, c’est important pour moi, de continuer ça. »

« Parce que tu sais, la musique et l’agriculture, pour moi, ça va de pair », abonde le barde agriculteur. Ah bon? « Quand je vais dans le champ pour planter [mes légumes], c’est comme si je m’en allais faire de nouvelles chansons. Et lorsqu’on ouvre le magasin le matin, c’est comme lorsqu’on fait une balance de son – un soundcheck. Et là quand arrive le monde, les clients, c’est le show! »

Médé Langlois fait également des liens anthropologiques entre la musique traditionnelle et le punk, « deux styles musicaux qui étaient en marge de la société, et qui dénonçaient l’ordre. La Bolduc, par exemple, elle dénonçait des choses dans ses chansons, pis nous autres aussi. »

« Parce que nous autres, en agriculture, on en a des choses à dénoncer, enchaîne Médé, mais on travaille cent heures par semaine, sept jours sur sept. Je n’ai pas le temps d’aller au Parlement pour manifester pis dénoncer tout ce qui ne fonctionne pas dans l’agriculture – parce qu’elle est malade l’agriculture au Québec », déplore le musicien, qui trouve néanmoins le temps pour faire de la musique. Parce que c’est nécessaire. Vital. « Si je ne fais pas de musique, je ne peux pas faire de l’agriculture. Et pas d’agriculture, pas de musique. »

Sur le premier album déjà, entre les airs de fêtes déridés comme celui qu’entonnait Oscar Thiffault, une chanson comme Souffrance : « Je vis dans un pays pas mal pourri…, ça reflète nos inquiétudes, des histoires comme celle du petit fromager qui se fait piler dessus ».

Source d’inquiétude, le tracé du « pipe-line Énergie Est, qui va passer sur mes terres », celles qu’a labouré un certain François Langlois à Neuville, le premier de la famille venu d’outre-Atlantique s’installer en Nouvelle-France en 1667 et fondé cette entreprise qui sera le sujet d’un grand reportage de l’émission La Semaine Verte l’automne prochain. Imaginez, on va promener du pétrole sur ces terres ancestrales, mesdames et messieurs… Ça réveille le punk en nous. « Y’en a assez à dénoncer en agriculture, y’en a pas beaucoup d’agriculteurs qui ont un micro et une scène pour le faire, alors qu’on va le faire. »

Carotté sera des festivals de la région et des foires agricoles tout l’été avec sa musique pour fêter et se fâcher. Des nouvelles compositions seront au programme, en vue d’un album à paraître en 2018. La conserverie Chez Médé de la Ferme Langlois est ouverte du mercredi au dimanche pendant le mois de juin, puis tous les jours de juillet à octobre.

 



Ariane Moffatt

Ariane Moffatt

Lorsque le grand manitou des FrancoFolies de Montréal, Laurent Saulnier, a contacté Ariane Moffatt cet hiver pour former Louve, ni l’un ni l’autre ne se doutait de la symbolique que prendrait le concert du groupe 100% féminin lors de l’événement de clôture du festival.

En réaction à la lettre d’opinion écrite par Laurence Nerbonne après un spectacle des Révélations Radio-Canadiennes où elle était la seule fille (« Moi pis mes bros only » publiée sur le site d’Urbania), le vice-président et responsable de la programmation des Francos voulait créer un spectacle « avec pas d’gars », sans pour autant le présenter comme un « show de filles ».

« J’ai accepté sans hésiter », se souvient Ariane. Je me suis retrouvée avec une carte blanche. Je devais monter un house band de filles. Je trouvais ça trippant, c’était pour moi un statement. Ça n’a pas pris de temps, les filles approchées m’ont dit oui. »

Marie-Pierre Arthur, Salomé Leclerc, Amylie, Laurence Lafond-Beaulne et Ariane Moffatt se sont ainsi retrouvées au centre de Louve, un nom révélateur de l’esprit de meute qui anime la formation. « On ne voulait pas appeler ça Les Louves parce qu’on trouvait que ça mettait trop l’emphase sur l’aspect groupe de filles », explique Amylie à l’origine de l’appellation.

Une fois le noyau stable en place, la rumeur s’est répandue. De nombreuses invitées se sont greffées à Louve : Safia Nolin, Klô Pelgag, Frannie Holder, Mara Tremblay, Jenny Salgado, Laurence Nerbonne, Les Hay Babies et autres surprises dévoilées lors du concert présenté le 18 juin 2017, à 19h, sur la Place des festivals.

« Si ça peut faire qu’un gars un peu mononcle se sente mal après avoir fait une joke sexiste du genre « tu joues bien pour une fille », le F.E.M. aura atteint une partie de son objectif », Marie-Pierre Arthur

2017 : l’année du réveil

Or, l’événement a pris un tout autre sens le 1er juin dernier, lorsque le regroupement Femmes en Musique (F.E.M.) a publié une lettre ouverte sur Facebook. Les 135 signataires, tous des femmes issues du milieu musical, y reprenaient le même constat que Laurence Nerbonne avait soulevé l’automne dernier : les filles sont sous-représentées dans le paysage musical.

Amylie, Salomé Leclerc

Amylie, Salomé Leclerc

« Entre chanteuses, musiciennes, auteures-compositrices-interprètes, techniciennes et autres intervenantes féminines du milieu, nous nous entendons toutes pour dire que le sexisme existe bel et bien dans l’industrie de la musique et que la plupart d’entre nous l’avons vécu, à un moment ou à un autre: ne serait-ce que par les préjugés véhiculés quant à nos connaissances de la technique ou de l’équipement, par la remise en doute de notre talent, de notre expérience ou de notre pertinence», souligne la lettre.

Il fallait bien que ça sorte un jour. Président de maison de disques, gérant, producteur, réalisateur, technicien de scène et de studio, musicien accompagnateur et même journaliste musique sont des professions à forte majorité masculines et difficiles à percer pour une femme qui s’y intéresse.

« Je ne pense pas que les gens du milieu sont mal attentionnés, poursuit Salomé Leclerc. Je connais plein de gars qui adorent travailler avec des filles autant sur scène qu’en studio. Je ne crois pas non plus que les programmateurs de festival soient de mauvaise foi, mais il y a des réflexes à avoir en 2017 avant d’envoyer son affiche chez l’imprimeur. Je pense que les discussions soulevées par le F.E.M. aident à réveiller les mentalités. »

Si Salomé Leclerc fait référence aux programmateurs de festival, c’est que le résultat de leur travail est facilement quantifiable. Selon le Journal de Montréal, 27% des têtes d’affiches du Festival international de Jazz de Montréal sont des femmes. Le chiffre passe à 22% pour le Festival d’Été de Québec, 20% pour le Festival de la poutine de Drummondville et seulement 8% pour Jonquière en Musique. Les festivals Diapason à Laval, Grandes Fêtes Telus à Rimouski et Festirame à Alma ont aussi été pointés du doigt sur la page Facebook du F.E.M.

« C’est en voyant les programmations de festivals sortir que le regroupement s’est créé, souligne Ariane Moffatt. Au début, nous étions peut-être une vingtaine à s’échanger des messages privés sur Facebook. Nous commentions avec frustration le manque de filles. À un certain point, on s’est dit que c’en était assez, qu’il fallait sortir publiquement. »

« Les programmateurs n’ont plus d’excuse, explique Laurence Lafond-Beaulne. Selon la Société professionnelle des auteurs et des compositeurs du Québec, il y a presque autant de femmes que d’hommes parmi les auteurs-compositeurs-interprètes recensés. Une toute nouvelle cohorte de femmes sont arrivées dans le milieu musical au cours des dix dernières années. Le talent est là, les chiffres de vente le prouvent. Pourquoi ne se faufilent-elles pas au sommet de l’affiche ? On veut faire évoluer le système. »

Une question d’éducation

Cette nouvelle génération de femmes n’est d’ailleurs pas étrangère au mouvement féministe qui secoue aussi le milieu du théâtre (le regroupement Femmes pour l’équité en théâtre est né en janvier) et du cinéma : ces derniers mois, la SODEC, l’ONF et Téléfilm Canada ont tour à tour pris des mesures pour favoriser la parité homme / femme chez les cinéastes.

« Je pense qu’il y a présentement un engouement pour tout ce qui a trait à la représentation des femmes, analyse Ariane Moffatt. Je vais me faire taper sur les doigts par mes pairs, mais si tu m’avais demandé si j’étais féministe au début de ma carrière, je n’aurais pas osé te répondre. Mais là, il y a tout un mouvement mené par une génération de chanteuses qui ont 25, 30 ou 35 ans et qui ont envie de sensibiliser les gens aux différents enjeux sociaux. Ça se passe dans le milieu culturel, mais aussi dans toutes les autres sphères de la société. »

Laurence Lafond-Beaulne, Marie-Pierre Arthur

Laurence Lafond-Beaulne, Marie-Pierre Arthur

« Si ça peut faire qu’un gars un peu mononcle se sente mal après avoir fait une joke sexiste du genre « tu joues bien pour une fille », le F.E.M. aura atteint une partie de son objectif », avance Marie-Pierre Arthur. Je demandais l’autre jour à mon fils s’il pensait que les gars jouaient mieux de la musique que les filles. Il m’a regardé avec un gros point d’interrogation dans le visage. Pour lui, la question ne faisait aucun sens, car il est habitué de voir autant son père (le claviériste François Lafontaine) que sa mère sur un stage. L’important est qu’on continue de donner l’exemple pour la prochaine génération de filles qui voudront faire de la musique. Tu veux jouer du drum, de la basse ou réaliser des albums ? C’est possible ! »

Selon Amylie, le manque d’exemples féminins forts lui a nui lorsqu’elle a amorcé sa carrière musicale il y a 10 ans. « J’ai dû traverser plusieurs étapes pour être capable d’assumer ma place parmi les gars avec qui je travaillais. Ça m’a pris du temps avant d’avoir la confiance pour réaliser mon propre album (Les Éclats lancé l’an dernier). Juste pour assumer mes choix musicaux et dire à un batteur ce que je voulais comme rythme m’a demandé de mettre des culottes que je ne croyais même pas avoir. Le syndrome de la gêne et de la timidité, je ne sais pas d’où ça vient, mais c’est un problème qui suit les femmes, qu’on soit en musique ou non. Et quand on veut prendre notre place, on se fait dire de prendre notre trou. Si on parle fort, on se fait traiter d’hystérique. La peur de se faire juger peut donner le goût de rester dans son coin. Plus il y aura de femmes qui prendront leur place en musique, plus les mentalités évolueront. »

Éveiller les consciences, changer les réflexes, donner l’exemple aux générations futures… Visiblement, le F.E.M. a d’abord un rôle d’éducation. Quelles seront ses prochaines actions ? « Une discussion entre nous s’impose », rétorque Ariane Moffatt en faisait allusion à la première grande réunion que tiendra le regroupement le 21 juin au Lion d’Or. « On verra ce qui sort de là, mais il devrait y avoir des actions concrètes. »

D’ici là, le concert de Louve prévu trois jours plus tôt aura des allures de manifeste. « D’après ce qui se dégage des répétitions, on semble avoir envie de rocker, pressent Marie-Pierre Arthur. Il y a un côté rock brut et presque grunge punk qui nous anime. Je ne pense pas qu’on sera sage sage. »

Risque-t-on de voir Louve sur scène en dehors des FrancoFolies ? « Pour l’instant, il n’y a rien d’autre de prévu, révèle Ariane. Mais disons que ce serait dommage de s’arrêter après un seul concert. »

À voir la détermination des cinq protagonistes, gageons que Louve n’est pas près de se taire.

 



Le bhangra du grand Vancouver est à l’orée de quelque chose de gros.

L’un des premiers indices que la scène musicale bhangra/desi de Colombie-Britannique est sur le point de se faire connaître du grand public fut la pièce « Suit », parue en 2016, qui a été un « hit » majeur partout en Inde et qui a été enregistrée et lancé par la sensation indienne de la chanson Guru Randhawa et le Canadien Aneil Kainth, alias DJ Intense.

Au moment d’écrire ces lignes, « Suit » a dépassé le cap des 65 millions de visionnements sur YouTube, et il affirme qu’il ne pourrait demander mieux au chapitre de l’impact professionnel de sa musique. « Ma carrière est passée à la vitesse grand V plus que je l’imaginais possible », rigole Intense, qui a composé et réalisé la pièce bilingue aux « beats » polyrythmiques et aux sonorités électroniques on ne peut plus entraînants « Vivre au Canada et avoir cette opportunité en Inde m’a ouvert l’esprit et de nouveaux horizons… Jusqu’ici, les opportunités et les gens qui se sont présentés à moi dépassent l’entendement. »

Parmi ces gens, on pense tout de suite à la vedette indienne Jasmin Sandlas, dont la pièce « Haaniyan » donne le coup d’envoi de l’album 124 d’Intense paru en 2016 — et qui a cumulé plus de 2 millions de visionnements sur YouTube à ce jour —, ainsi que les Canadiens G. S. Hundal et la vedette des ados, Karan Aujla.

Mais DJ Intense n’est pas le seul canadien à connaître du succès mondialement : des groupes bhangra tels que Delhi 2 Dublin et En Karma, la rappeuse Horsepowar, DJ Khanvict, DJ Raju Johal, un spécialiste du dhol (un instrument de percussion indien) et de l’harmonium, Dave Bawa ainsi que le producteur Harj Nagra ne sont que quelques-uns des joueurs actuels et en émergence de la joyeuse et entraînante musique panjabi tant appréciée de la population indienne qui se chiffre à 1,3 milliard d’âmes. Cette scène de la côte ouest s’étend de Richmond à Burnaby en passant par Surrey, et compte une population d’origine sud-asiatique de plus de 300 000 personnes.

On retrouve également dans le Grand Vancouver des pionniers de la musique bhangra et desi qui bâtissent les fondations de cette scène musicale depuis la fin des années 80 et qui, eux aussi, ont connu un succès international : l’autoproclamé « Président du bhangra » de Surrey, Jaswinder Singh « Jazzy B » Bains, le chanteur religieux K.S. Makhan, l’acteur et chanteur Sarbjit Cheema ; les frères Kamal Heer et Manmohan Waris de Richmond, ainsi que Harbhajan Mann, de Burnaby.

Mais malgré une longue histoire et un bassin très concentré de talent, les musiciens bhangra sont pratiquement inconnus dans leur propre terre d’accueil. C’est ce que le fondateur et leader de Delhi 2 Dublin Tarun Nayar — qui est également le directeur artistique du festival City of Bhangra, qui a lieu en juin chaque année — espère changer. Pour y parvenir, il a produit un documentaire financé par Telus intitulé Bhangra City portant sur cette musique qui passe trop souvent inaperçu dans la province et qui sera présenté en première le 12 juin au Van City Theatre dans le cadre de l’édition 2017 de son festival. L’administratrice A&R de la SOCAN Melissa Cameron participera à un incubateur de musique desi dans le cadre du festival, le 11 juin au Surrey Arts Centre.

« Il est question de ce qui se passe dans cette sous-culture de la musique panjabi de Vancouver et qui nous a donné certains des plus grands noms de la pop panjabi, des artistes qui récoltent des dizaines et des centaines de millions de visionnements sur YouTube et qui sont totalement inconnus à Vancouver », explique Nayar. « Tous habitent les basses terres continentales, mais ils sont totalement absents de ce que nous appelons l’industrie de la musique. La scène bhangra est relativement vigoureuse depuis le début des années 80 et elle possède d’immenses ressources artistiques qui n’ont pas encore été exploitées. »

Selon Nayar, il existe une discrimination fondée sur des perceptions archaïques qui empêche les salles vancouvéroises d’engager des groupes bhangra. « En tant qu’homme brun de la région de Vancouver, je crois qu’en raison de cette perception erronée que les gens de l’Asie du Sud ont des liens avec les gangs — et il y a bel et bien eu des problèmes avec ces gangs à la fin des années 90 et au début des années 2000 —, il est maintenant très difficile pour nous de trouver des engagements à Vancouver », explique-t-il. « Notre scène ne parvient donc pas à exister dans l’espace public, sauf quelques très rares exceptions, même si bon nombre des DJs de Surrey ont des dizaines de milliers d’abonnés sur Instagram et que chacune de leurs apparitions est à guichets fermés. Malgré tout ça, ils ne seront jamais capables de se faire engager un vendredi ou un samedi soir au centre-ville de Vancouver. »

Ça ne signifie pas pour autant que le mouvement bhangra local manque de débouchés. Un circuit inattendu a repris la balle au bond. « Tout est désormais axé sur la culture des mariages », explique Nayar. « Les plus grands noms, DJs et autres, de la scène se produisent dans les mariages, car c’est là où on les réclame. Et c’est aussi là que se trouve l’argent. Les mariages panjabi et Indiens sont immenses : il y a de 1000 à 2000 personnes dans ces mariages, c’est là que se trouve la scène. Mais parce que cela ne se transmet pas à l’espace public, ces mariages finissent par devenir d’immenses raves avec des robots, des canons à confettis, des lasers et des machines fumigènes. »

DJ Asad Khan, connu de ses fans en tant que Khanvict, explique que les mariages indiens ont une signification très différente des mariages occidentaux. « Dans un mariage occidental, le DJ n’est pas le clou de la soirée. Toute l’attention est portée sur le couple, le décor, la nourriture. Dans les mariages indiens, le repas est secondaire. C’est le DJ qui est à l’avant-scène, le clou de la soirée… et vous pouvez manger quelque chose, si vous avez un petit creux… Un mariage est presque un rave. »

Khanvict

Khanvict (Photo: The Visual Cortex)

Mais comme l’explique Khanvict, les DJs qui jouent souvent dans les mariages finissent par être catégorisés. Et demandez-lui ce qui est le plus payant entre un mariage ou un club, et vous serez sûrement surpris. « C’est difficile de trouver des engagements dans les clubs, parce que lorsque vous commencez à faire des mariages, les gens vous regardent différemment », dit Khanvict, qui est propriétaire de Decibel, une entreprise de services qui emploie 16 DJs. « La vérité, c’est que je fais 10 fois plus d’argent dans un mariage qu’un autre peut faire dans un club. Pour le même travail, un DJ sera payé 200 $ dans un club, et moi je peux facturer 2000 $ pour jouer dans un mariage. Les gens qui jouent cette musique sont plus appréciés et ils se tournent donc vers les marchés où on les apprécie et qui paient bien. »

Et puisque de nombreux invités à ces mariages viennent de l’étranger pour y assister, le bouche-à-oreille est un avantage additionnel. « Lorsque vous jouez devant une pareille foule, il y a beaucoup de gens qui ont voyagé pour être là, et s’ils aiment ce que vous faites, ils en parleront une fois rentrés chez eux », explique Khanvict, qui a été invité à jouer un peu partout dans le monde, du Mexique à l’Indonésie en passant par l’Australie.

Tous n’ont toutefois pas été interdits de séjour dans les clubs. Jasleen Powar, alias Horsepowar, est une de ces exceptions qui est engagée par les clubs locaux. Originaire de Richmond, elle a un penchant féministe très développé et une approche souvent humoristique dans son hip-hop souvent engagé. C’est cette unicité qui permet à Powar de se diversifier afin de trouver des engagements.

Horsepowar

Horsepowar (Photo: HYFN)

« Parce que je suis une rappeuse, c’est un peu plus facile de trouver des “gigs” », explique celle qui a donné quelques prestations à l’édition 2016 de SXSW et dont le plus grand succès YouTube, « Queen », cumule plus de 90 000 visionnements. « Je suis chanceuse. Chanceuse parce que je ne fais pas uniquement partie de la scène sud-asiatique, j’établis des ponts, ce qui est la véritable nature hybride d’une enfant de la diaspora, l’est et l’ouest qui se rencontrent, et ça me permet de jouer dans des spectacles plus grand public. »

« Je suis encore en train de peaufiner le son et le look Horsepowar, et j’essaie d’être la plus authentique possible. Mais je suis toujours tiraillée entre différents styles et goûts musicaux ; j’ai grandi en écoutant du Black Sabbath et du Ben Harper en passant par une phase emo. Puis je me suis tournée vers le hip-hop et j’ai aussi toujours aimé le Bollywood, je n’ai donc jamais correspondu à une seule image. Mais lorsqu’il est question de la scène desi/sud-asiatique, j’ai l’impression qu’on m’y apprécie uniquement pour qui je suis. C’est pour ça que lorsque vient le temps de trouver des engagements, j’ai le sentiment que je peux évoluer dans plusieurs mondes différents. »

Horsepowar convient néanmoins que la sc ; ne musicale de Vancouver peut paraître diviseuse. « Je crois que, de manière générale, Vancouver doit faire des efforts pour être plus inclusive », dit-elle. « Quand je vais à Oakland, Toronto ou L.A., je sens une inclusion, ce qu’ils veulent c’est des gens talentueux et si t’es cool, t’es cool, et c’est tout ce qui compte. Tandis qu’ici, il faut constamment le prouver. » Ou, comme le disait récemment Nayar au Vancouver Courier, « je ne m’attends pas à ce qu’un système capitaliste soit altruiste. Mais ça m’enrage qu’il y ait de l’argent à faire, tant d’excellentes histoires à raconter et de bonne musique, mais qu’une importante communauté de notre ville ne soit malgré tout pas servie par les modèles conventionnels. »

DJ Intense

DJ Intense (Photo: Sergio Pawar/Dreamfinity)

DJ Intense croit que le potentiel des scènes bhangra et desi de Vancouver a amplement fait ses preuves ailleurs, et des marchés étrangers comme l’Inde sont constamment à la recherche de nouveauté. « Je crois que le fait que je vienne de l’étranger a joué pour beaucoup », explique-t-il. « Le marché de la musique indien est à la recherche de quelque chose d’inédit, de nouveau. Ils essaient d’être toujours plus occidentaux. Qui de mieux pour leur donner cela que quelqu’un de la côte ouest ? Je crois que le Canada est vraiment sur le point de devenir la prochaine superpuissance de la musique indienne. »

Et au niveau local, il y a une lueur d’espoir que l’acceptation viendra. En plus de jouer avec Delhi 2 Dublin, de diriger le VIBC et de lancer son film Bhangra City, Nayar est également impliqué dans un autre projet baptisé Desi Subculture qui collabore avec le promoteur vancouvérois Blueprint pour présenter des vitrines au club Celebrities. « Ils reconnaissent la nécessité de faire entrer la culture sud-asiatique dans le “mainstream” à Vancouver, alors nous travaillons là-dessus ensemble », explique Nayar. « La demande est là. Les billets se vendent. Et nous souhaitons aider l’industrie à réaliser qu’il y a là une opportunité économique… On serait stupides de ne pas s’impliquer. »