Où est le chez-soi de quelqu’un qui « a vu tout ce qu’il savait du monde lui être arraché » ?

C’est une question à laquelle John Orpheus a essayé de répondre pendant la majeure partie de sa vie adulte. Cette quête l’a conduit à explorer le punk autant qu’une myriade de styles de musiques noires dans le but de découvrir sa réelle identité.

« Mon chez-moi, je l’ai bâti dans la musique », confie le chanteur et musicien trinidadien. « Pendant très longtemps, chaque fois que je montais sur scène pour donner un spectacle, j’étais chez moi, je n’avais besoin de rien d’autre, jusqu’à ce que j’établisse une connexion plus profonde avec moi-même et que je sois bien dans ma peau. »

Haus Orpheus
John est passionné par Haus Orpheus, un projet qu’il a cofondé avec sa collègue Sarah Jane Riegler. Il s’agit d’une série d’événements basée à Toronto, mais jamais définie par le lieu de naissance ; c’est un mouvement, une communauté et une ambiance enracinée dans le panafricanisme, le féminisme intersectionnel et la décolonisation, un espace inclusif où les gens peuvent se rassembler pour se connecter avec l’art et être eux-mêmes sans complexe. Jusqu’à présent (avant la pandémie), il organisait une soirée dansante bimensuelle, Afro Haus, une soirée mensuelle de micro ouvert, Speak Ya Truth, et Haus Orpheus Presents, pour promouvoir des événements spéciaux ponctuels.

« Maintenant, peu importe je vais, je suis chez moi. chez-moi, c’est dans mon cœur », ajoute-t-il. « Pour moi, tout est une question de connexion à moi-même et aux histoires et souvenirs qui ont fait de moi qui je suis. »

Les « histoires et les souvenirs » qui l’ont façonné – son voyage de transformation et sa quête de chez-soi et d’identité – nous sautent aux yeux dans sa puissante autobiographie intitulée Saga Boy : My Life of Blackness and Becoming et publiée chez Penguin Random House Canada plus tôt cette année. Signé de son vrai nom, Antonio Michael Downing, le récit a été décrit avec justesse comme étant brûlant, déchirant et émotionnellement captivant.

C’est bet et bien tout cela, mais par-dessus tout, Saga Boy est une histoire de résilience et de survie. Saga King, l’album qui accompagne le livre et qui aborde également ces thèmes, sortira le 30 juillet 2021. Il est intéressant de noter qu’entre la fin de l’année 2019 – date à laquelle il a terminé le livre – et l’été 2020, Orphée s’est demandé s’il allait un jour refaire de la musique.

« Soudainement, l’été dernier, j’ai eu l’impression d’être arrivé quelque part », dit-il. « J’ai ressenti un sentiment de souveraineté sur moi-même et je me suis dit : “OK, j’ai quelque chose à dire”. » Il qualifie Saga King de « célébration de mon voyage, une représentation de la guérison et de la plénitude ».

De l’avis général, l’album s’est constitué de manière organique et sans heurts. « J’ai réalisé 15 démos tout seul, je les ai emmenées aux séances d’enregistrement et, en trois semaines, nous avions un album prêt à être mixé et masterisé », explique-t-il.

Saga King est un pot-pourri de sonorités embrassant tout, de la soca à l’afrobeat en passant par le rock et le rap. « C’est un soundclash pop caribéen funky ! » dit-il en riant. « L’intertextualité est un terme très utilisé dans la critique littéraire. J’ai envie d’explorer cette notion dans le cadre de la musique », dit Orpheus. « Certaines personnes aiment s’en tenir au blues, à l’afrobeat ou au rap, mais je veux être l’endroit où tous les différents sons se rencontrent. »

Orpheus affirme que « Fela Awoke », l’une des chansons de Saga King, est l’une des plus personnelles qu’il ait jamais écrites. Il y évoque la mort de trois personnes qui ont eu un impact considérable sur sa vie : Miss Excelly, sa grand-mère qui l’a élevé à Trinidad, la légende de l’afrobeat Fela Kuti et Bob Marley. « “Fela Awoke” parle d’embrasser nos héros tout en les laissant partir pour pouvoir devenir notre propre héros », dit-il. « Chaque couplet contient une ou deux phrases marquantes que ces personnes ont dites. »

« Olorun », le dieu le plus puissant de la mythologie de Yoruban, est une autre chanson qui lui tient à cœur. « Ç’a été la plus facile à écrire », avoue-t-il. « J’écoutais les hymnes baptistes Shango et je finissais par chanter les mélodies et les paroles de toutes les chansons. » Orpheus dit s’être réveillé un matin en chantant « Olorun », ajoutant que la prise vocale sur l’album est l’originale : « Ce que vous entendez, c’est la première fois que la chantais du début à la fin. C’est la seule pièce qu’on a faite d’une seule prise. »

Sur « Olorun », Orpheus renoue avec ses racines yorubaines, ou, comme il le dit, « en puisant dans mon héritage ouest-africain ». Cette chanson me permet d’embrasser mon passé pour créer mon futur. »

 



La première chanson qu’Aqyila a écrite était au sujet de sa maman. Alors âgée de 10 ans, elle l’a interprétée dans un récital à son école. « Bien sûr qu’elle était une “fan” finie – elle a tout filmé avec son téléphone », nous dit Aqyila avec un grand sourie durant notre vidéoconférence. « C’était la première fois que je chantais sur une vraie scène. »

Aujourd’hui, à 22 ans, l’artiste R&B torontoise Taahira Aqyila Duff a été écoutée plus de six millions de fois sur Spotify, et a recueilli 14 millions de visionnements et trois millions de likes sur TikTok, grâce à son « hit » « Vibe for Me (Bob for Me) ». Elle l’a publié sur sa page TikTok et la chanson est devenue virale après que Lizzo l’ait partagé.

Comme elle le raconte, elle a posté la chanson en novembre 2020, puis a continué sa vie – comme elle le fait toujours après avoir publié quelque chose sur TikTok – mais cette fois-ci, les notifications ont commencé à s’accumuler. Elle était déjà sous le choc, mais d’autant plus quand Lizzo a publié « love you » sur sa page. Elle s’est depuis gagné d’autres fans-vedettes, notamment les icônes des années 90 Monica et Brandy, Charli D’Amelio, une vedette TikTok, et Bebe Rexha, qui a écrit à Aqyila en privé avant de s’abonner à sa page.

Aqyila nous raconte l’histoire de sa viralité après une séance d’écriture où elle travaille sur une nouvelle fournée de chansons. Elle a récemment été mise sous contrat par Sony Music Canada. Lorsqu’Aqyila a créé sa page TikTok au début de la pandémie, c’était pour s’amuser, dit-elle, un endroit où elle pouvait être créative et tester les morceaux qu’elle créait à l’aide de GarageBand. Mais de toute évidence, un contrat avec un « major » est la partie la plus significative de cette étourdissante péripétie. Elle dit que c’est la première fois qu’elle utilise des microphones de studio professionnels et, comme elle a écrit seule pendant un certain temps, elle est heureuse de travailler avec des collaborateurs qui comprennent sa vision.

Aqyila a grandi au son du R&B et elle cite Whitney Houston, Mary J. Blige et Fantasia comme influences clés de sa palette musicale. Le gospel fait également partie de son parcours artistique, et elle nomme des chanteurs comme Fred Hammond, Donnie McClurkin et le duo Mary Mary. Tous ces interprètes évoquent une profondeur émotionnelle vive, ce qui est important pour Aqyila en tant qu’auteure-compositrice.

« Je vis mes émotions en les écrivant »

« Je vis mes émotions en les écrivant », explique la jeune artiste. « Chaque fois que je pense ou que je traverse quelque chose d’un peu plus difficile… je l’écris et je le chante. La plupart du temps, c’est comme si on enlevait un poids de sur mes épaules. »

Une grande partie des brèves propositions musicales d’Aqyila sont positives, ce qu’elle dégage en tant que personne également : gentille, tendre, sage et généreuse de son temps et de son talent. « Vibe For Me », dit-elle, est une chanson qui rayonne et qui permet aux personnes qui l’écoutent de rayonner.

« Je veux que les gens sachent que peu importe à quoi vous ressemblez, d’où vous venez, vous êtes une personne extraordinaire », dit-elle. « Ça inculque et rappelle aux gens que, quelles que soient les normes de la société actuelle, quand je me regarde dans le miroir, j’ai toujours l’impression d’être cette fille, que je suis géniale. »

Même si plus d’une décennie s’est écoulée depuis la première chanson qu’elle a écrite, le fil d’Ariane de son art est d’inspirer ses auditeurs, de faire en sorte que les gens se sentent bien, respectés et entendus grâce à sa musique. Cela renvoie à ses influences, et à ce qu’elle valorise en tant qu’artiste : une expression émotionnelle profonde. Elle fait allusion à une chanson d’amour sur laquelle elle travaillait juste avant notre appel et dont elle est extrêmement fière, un « joli petit morceau », comme elle le dit.

Et bien qu’elle utilise toujours TikTok pour se connecter avec ses anciens et nouveaux fans, Aqyila ne ressent pas le besoin de maintenir son élan s’il est inauthentique. « Je refuse de me mettre de la pression en me disant “OK, je dois faire quelque chose qui va devenir viral”. »

Il semble vraiment que cela n’aura jamais à être le cas.



La scène hip-hop québécoise serait-elle plus unie que jamais ? C’est ce que croient foncièrement les architectes du projet QCLTUR, une compilation initiée par le média éponyme et publiée en deux volets par Disques 7ième Ciel.

QCULTURÀ elle seule, la compilation regroupe près d’une trentaine d’artistes – majoritairement des producteurs et des rappeurs, mais aussi des artistes R&B (dont Barnev et Nissa Seych, seule présence féminine du projet). Si on met tout ce beau monde ensemble, ça donne plus de 45 millions d’écoutes sur YouTube et Spotify, et plus de 250 000 abonnés sur Instagram. Des chiffres imposants qui confirment – une fois de plus – que l’union fait la force.

Mais pour en arriver à fédérer autant de gens issus d’autant de milieux différents, ça prenait un esprit rassembleur. Et c’est ce que QCLTUR incarne.

Mené par Koudjo Oni, Benjamin Akpa et Létizia Exiga, le média montréalais a réussi en à peine deux ans à devenir un incontournable du circuit hip-hop québécois. Grâce à des vidéos dynamiques et épurées qui présentent sans artifice les artistes qui connaissent un certain succès sur la scène rap et R&B locale, QCLTUR [à prononcer ‘’culture’’] compte maintenant sur 24 000 abonnés sur ses réseaux sociaux (principalement YouTube et Instagram), mais surtout, sur une crédibilité hors pair auprès de la communauté qu’elle représente.

« C’est un média hip-hop super important au Québec », juge la révélation Raccoon, en vedette sur la compilation. « Ils ont un format hyper moderne, super efficace et adapté à notre génération. »

« C’est un des médias les plus qualitatifs et les plus rigoureux », croit également le jeune rappeur Nawfal, lui aussi présent sur le projet. « Leurs vidéos vont droit au but, et ils couvrent bien toute la scène underground. »

« C’est une plateforme créée par la culture et pour la culture », explique Koudjo Oni, directeur de la plateforme et producteur de renom ayant fait sa marque auprès de Kery James, Booba, Souldia et Sans Pression. « En 20 ans de vie au Québec, j’ai vu les médias classiques s’intéresser à quelques rappeurs, mais pour les artistes émergents, et même plusieurs artistes établis, c’est pas évident d’avoir une couverture. »

QCLTUR s’est donc donné comme mission de renverser la vapeur avec une ligne éditoriale plus neutre, s’assurant de mettre de l’avant tous les styles de rap de la province. « Tout part du nom qu’on a choisi : QCLTUR. Avec un nom comme ça, on n’avait pas le choix d’avoir une ligne éditoriale claire, de donner la parole à tous les mouvements, indépendamment de nos goûts et de nos préférences. On n’est pas les gardiens de la culture, mais on a ce désir d’être authentiques », explique Koudjo.

Et c’est cette authenticité qui a donné à la plateforme la légitimité de rassembler une partie importante de la scène qu’il couvre.

La première étape se déroule à l’automne 2020, quand le média réunit dans un grand studio de la métropole québécoise (celui de la boîte vidéo La cour des grands) une douzaine d’artistes pour réaliser la vidéo Up Next, une initiative visant à mettre de l’avant les rappeurs de la relève « qui vont faire du bruit » dans les prochains mois au Québec. « La réception du public et de la scène a tellement été bonne ! » se félicite Koudjo. « À partir de là, on sentait qu’il fallait redonner aux artistes d’une manière ou d’une autre. Et on s’est dit : ‘’Pourquoi on se lance pas dans une compil ?’’ »

Disques 7ième Ciel, l’une des deux plus importantes étiquettes hip-hop de la province, n’a pas mis de temps à évoquer son intérêt. « Au début, on voulait sortir le projet de manière indépendante. On voulait garder notre authenticité, notre impartialité », admet Koudjo. « Mais en parlant avec Steve [Jolin, directeur de l’étiquette], on a compris qu’il croyait vraiment au projet et qu’il serait juste là pour nous soutenir, et non pas pour nous brimer dans notre liberté créative. Il a compris notre philosophie d’entreprise médiatique. »

L’idée de base de QCULTUR était de faire collaborer des rappeurs bien établis de la scène avec les 12 jeunes artistes du Up Next. Tous ont été en mesure de participer à la compilation, sauf une : Emma Beko. « Ce sera pour une prochaine fois ! », espère Koudjo.

« On voulait mettre le rap québécois sur la mappe. On a pris l’expression à la lettre », Koudjo Oni de QCULTUR

Des mariages tout particulièrement intéressants sont nés, comme ceux entre Gnino et Shreez, Boris Levrai et Souldia, Sael et FouKi ainsi que Raccoon et Connaisseur Ticaso, réunis avec le légendaire Barnev (choriste pour Céline Dion) sur la chanson homonyme du projet.

« Je vois un peu ça comme un passage de flambeau », dit Raccoon, fier de cette collaboration qu’il attendait impatiemment. « Connaisseur représente l’ancienne génération, et moi, je suis le petit nouveau. Les deux, on a une essence lyricale, une rigueur dans nos textes. »

Mais au-delà de ces collaborations intergénérationnelles, QCLTUR s’est donné comme mandat de présenter la diversité de la scène. Entre trap, drill, R&B et afrotrap, la compilation s’assure également de dresser un portrait représentatif des principaux centres urbains du rap québécois. Ainsi, Souldia représente Limoilou, FouKi le Plateau, DawaMafia Brossard, Misa Gatineau, JPs Laval-des-Rapides… « On voulait mettre le rap québécois sur la mappe. On a pris l’expression à la lettre », dit Koudjo. « Le rap est un genre territorial, et on voulait ramener cet élément de la culture dans notre compilation. Ça crée un sentiment d’appartenance, une fierté. »

« Quand j’écoute la compilation, j’entends le son de tous les coins du Québec, toutes nos palettes musicales », explique Raccoon, qui incarne l’est de la métropole (Rivière-des-Prairies et Pointe-aux-Trembles). « Je constate à quel point on est polyvalents et à quel point y’a un public pour [tous les genres de rap]. On est tous super différents, mais super unis. »

Une unité vraie et organique qui est loin de rester en surface, selon ce qu’observe Nawfal. « J’ai l’impression que la COVID a accéléré les choses. Y’avait pu de shows, pu rien, donc les gens ont voulu faire plus de collaboration », explique celui représente le secteur Saint-Laurent dans l’ouest de Montréal. « Tranquillement, on s’en va vers une union. Une union de plus en plus solide, qui pousse tout le monde vers le haut. »