Jesse Zubot est bourré de talents.

Non seulement il joue divinement bien du violon, mais sa versatilité lui a permis d’enregistrer avec Steve Dawson (son complice dans le duo folk Zubot and Dawson) des albums couronnés de prix JUNO, de créer des cocktails de jazz bluegrass pour Great Uncles of the Revolution et de se joindre aux instrumentistes post-rock du groupe Fond of Tigers. Accompagnateur de la chanteuse de gorge inuk Tanya Tagaq en tournée et réalisateur de ses albums de 2014 (Animism, couronné d’un prix Polaris) et de 2016 (Retribution), il a accompagné Dan Mangan, Hawksley Workman, Stars et plusieurs autres artistes en tournée. Il a été engagé pour travailler en studio avec Destroyer, Mother Mother et Alan Doyle, pour ne nommer que ces artistes.

Depuis quelque temps, c’est une autre passion qui l’interpelle.

« Je sentais déjà il y a plusieurs années que je me concentrerais un jour sur la musique à l’image », révèle Zubot, qui s’est attiré beaucoup d’éloges pour la musique du film Cheval indien. « Mon évolution m’a naturellement amené à créer des paysages sonores et à introduire une foule d’effets éthérés et surréels dans mes albums et en studio. Avec Tanya, je me suis mis à créer un son particulier qui me semblait fait pour la musique à l’image. »

« Mon évolution m’a naturellement amené à créer des paysages sonores. »

Zubot raconte que, après avoir indiqué à ses connaissances qu’il souhaitait poursuivre plus sérieusement ce qui n’avait jusque-là été qu’un passe-temps, on s’est mis à lui commander des musiques de courts métrages. « J’ai obtenu mon premier long métrage lorsque mon ami Dan Mangan m’a demandé de l’aider à arranger et à créer la musique de Hector et la Recherche du bonheur », raconte Zubot. « Une plutôt grosse affaire vu que le film mettait en vedette Simon Pegg et Rosamund Pike dans les premiers rôles. Ça m’a catapulté dans une nouvelle sphère. »

Parce qu’elle aimait la trame sonore du film, la réalisatrice Christine Haebler, du studio vancouvérois Screen Siren Pictures, a aidé Zubot à se trouver des mandats pour d’autres longs métrages, notamment pour Two Lovers and A Bear, film mettant en vedette Tatiana Maslany et Dane DeHaan et réalisé par Kim Nguyen, en nomination aux Oscars. Zubot vient juste de terminer la musique de Monkey Beach, d’après le roman d’Eden Robinson, et celle de The Whale & The Raven, un documentaire réalisé par Mirjam Leuze. Ses projets à venir incluent un film de l’ONF sur la chanteuse Tanya Tagaq. « Actuellement, je travaille plus ou moins sur quelques musiques de film en même temps », explique-t-il.

Pour Cheval indien, film qui raconte l’histoire d’un jeune Autochtone qui vit dans un pensionnat indien et rêve de devenir hockeyeur — histoire plus ou moins basée sur celle du joueur de la LNH Reggie Leach — Zubot a utilisé trois chanteurs : Wayne Lavallee, artiste métis de Vancouver-Nord ; Eugene Harry, ministre de la Squamish First Nations Shaker Church et membre de la tribu Cowichan ; et Marie Gaudet, chanteuse anishinaabée torontoise.

« J’ai réparti leur travail à travers le film pour m’assurer qu’il contienne de la matière autochtone authentique », explique Zubot. « Le défi, c’était de créer une trame sonore capable d’appuyer une histoire qui se passait dans le réseau des pensionnats indiens, mais sans prendre trop de place. Quelque chose de subtil, mais de dégagé, qui me permettait de faire ce que j’aime faire. »

Réalisé par Stephen Campanelli, cadreur de longue date de Clint Eastwood, et basé sur un roman de Richard Wagamese, Cheval indien était placé sous la direction de Clint Eastwood comme chef de production. La trame sonore qui l’accompagne a largement été composée sous l’inspiration du moment.

« Généralement, je reçois le scénario trois ou quatre mois à l’avance, puis je me familiarise tranquillement avec le texte en me faisant une idée subliminale de l’histoire », explique Zubot. « J’essaie de ne pas trop y penser. Ensuite, je reçois quelques premières images et différentes scènes du film — même si les couleurs n’ont pas encore été éditées ou complètement montées — et je commence à improviser en regardant les vidéos. Lorsque je crée, je laisse les impressions que me fait ressentir l’histoire s’amalgamer avec ce que je vois à l’écran et guider mon improvisation. Je crée les sketches initiaux et m’en sers comme point de départ. Pour moi, ce qui compte, c’est l’émotion et l’atmosphère. »

Avec plusieurs musiques derrière lui, Zubot regarde maintenant du côté d’Hollywood. « Je veux passer plus de temps à Los Angeles et travailler avec les cinéastes américains que je respecte. »

 



Naya AliSur Godspeed: Baptism (Prelude), première partie d’un album qui paraîtra dans quelques mois, Naya Ali rappelle que tout vient à point à qui sait attendre.

L’adage est connu, voire galvaudé, mais la rappeuse montréalaise l’incarne avec sincérité dans chacune (ou presque) de ses paroles de chansons ou de ses interventions. Et sa philosophie ne change pas en ces temps de crise sanitaire mondiale, même si tous ses plans promotionnels ont pris le bord, notamment un spectacle de lancement qui devait avoir lieu au festival SXSW il y a quelques jours. « On a revu l’exécution de nos stratégies. Pas le choix, car à ce moment-ci, même notre été est incertain. But I trust in the process… Je fais confiance à l’univers », dit la rappeuse anglophone d’origine éthiopienne, dont le français s’est grandement amélioré depuis notre dernier entretien, en janvier 2019.

Énième manifestation de ces forces universelles qui, avec le temps, finissent par arranger les choses : l’existence même de ce double-album. « Au début, je voulais que mon album vive en un seul morceau, mais pour des raisons que je préfère garder pour moi, on a dû réviser notre façon de faire. Finalement, avec tout ce qui se passe, c’est une excellente chose, car ça va permettre à l’album d’avoir un autre souffle plus tard dans l’année, quand la deuxième partie sera lancée. »

Cela nous mènera probablement à l’automne 2020, soit deux ans après la sortie du premier EP Higher Self, qui l’a révélée avec fracas sur la scène rap québécoise, et un an après l’échéance qu’elle s’était fixée au départ pour ce premier album. « Mais j’ai tellement eu un gros été sur la route ! C’était presque impossible de trouver le temps de créer et de sortir un produit consistant. Aussi, je dois dire que j’ai eu de la difficulté à trouver des producteurs au début. Certains m’ignoraient ou ne me prenaient pas au sérieux, car j’étais nouvelle sur la scène. Maintenant, ils veulent tous travailler avec moi… »

Certains comme Chase.Wav, Kevin Figs, Benny Adam et Banx & Ranx ont eu du flair. C’est notamment avec ces compositeurs montréalais qu’Ali a concocté ce prélude à Godspeed: Baptism. « Ça a été un vrai challenge, car avant ça, je n’avais travaillé qu’avec une seule personne », explique-t-elle en référant à Kevin Dave, qui avait signé les six pièces de Higher Self. « Il était rendu à L.A. (…) et, pour moi, c’est vraiment important de travailler physiquement aux côtés d’une personne. Pour moi, recevoir des beats, ce n’est pas une façon de créer. Il faut créer les chansons ensemble, à partir de zéro. »

En résulte un opus beaucoup plus diversifié que son prédécesseur. Sans délaisser le côté trap brut et plutôt sombre avec lequel elle s’est fait connaître, la rappeuse mise sur des mélodies plus riches et se sert davantage de sa voix comme d’un instrument harmonique que d’un ensemble de percussions. C’est tout particulièrement le cas sur For Yuh, chanson d’amour aux teintes pop et dancehall produite par les Montréalais Clipz et Nomis. « Oui, ça peut être surprenant comme chanson (venant de moi), mais elle montre une autre de mes facettes. Je ne suis pas une personne unidimensionnelle », insiste-t-elle. « Elle a quelque chose de très spécial pour moi, car elle a été écrite il y a longtemps et qu’elle porte sur une personne précise. Même si les émotions que je ressentais à l’époque ne sont plus les mêmes, la chanson me touche, car elle a évolué et qu’elle suit maintenant sa propre voie. »

Shea Butter a aussi une signification toute particulière pour la jeune trentenaire. Évoquant ce symbole de lumière, de douceur et de croissance qu’est le beurre de karité, un arbre qui pousse notamment dans son pays d’origine, la chanson aux textures cloud rap a nécessité plusieurs réécritures et restructurations en compagnie de Kevin Figs. « On a fait quatre ébauches de chansons pour finalement en arriver là. Je voulais que ça ressemble à l’univers musical du film Drive. »

Au contraire, Godspeed (également produite par Figs) a été conçue très rapidement, « en un peu plus de deux heures», signe que la rappeuse avait les idées claires par rapport à ce concept de «vitesse divine» qui traverse les propos de l’album. « C’est l’idée de faire confiance au timing des affaires », nous répond-elle, lorsqu’on lui demande de nous résumer cette notion. « Pendant des années, j’ai senti que ça allait me prendre une éternité pour trouver mon chemin… Tout ça jusqu’au jour de mes 29 ans, quand j’ai décidé de changer ma vie au lieu de poursuivre le chemin sécuritaire, c’est-à-dire celui de mes études et de mon travail en marketing. Au lieu de mettre mes énergies dans le travail des autres, j’ai choisi de toutes les mettre sur moi (…) J’ai choisi de faire confiance à l’univers et, tranquillement, la musique a pris une place plus importante de ma vie. À partir de ce moment, les choses ont déboulé très vite, à la vitesse de la lumière. »

Et, encore une fois, même si ses ambitions sont bien réelles, Naya Ali refuse de se mettre une quelconque pression. Il faut laisser le temps au temps. « Je n’ai pas d’objectifs clairs avec des dates précises. C’est l’univers qui va décider de tout ça. En attendant, je m’assure d’être la meilleure artiste et la meilleure personne que je peux être. »



Allie X est un Lion. La vedette des signes du zodiaque aime avoir l’attention des gens. Il veut qu’on le remarque. Il en va de même pour cette artiste pop de Toronto établie à Los Angeles. Allie X veut être vue. Le hic, c’est que son approche artistique était en conflit avec sa réalité en tant qu’adolescente grandissant dans une banlieue ontarienne. Elle a dû affronter la dure réalité et admettre que les autres ados sont cruels et vous rendront la vie difficile si voues êtes le moindrement différent.

« Quand j’étais au secondaire, je voulais vraiment qu’on me remarque, mais socialement j’essayais de passer inaperçu. J’étais prête à accepter qu’on soit cruel avec moi en échange du fait qu’on me reconnaisse. »

Ce sont ces expériences qui sont la fondation du somptueux deuxième album d’Allie X, Cape God. En surface, ce nouveau projet semble très différent de ses précédents, a fortiori lorsque l’on compare Cape God à la pop plastique de son EP Super Sunset. Au chapitre des sonorités, elle prend des détours et se fait silencieuse avant de se propulser dans ce qu’elle appelle un « party segment ». C’est différent, mais on ne s’attendrait à rien d’autre d’elle, n’est-ce pas ?

Allie affirme qu’il était grand temps qu’elle confronte certaines des expériences difficiles de sa jeunesse, ce qu’elle n’a jamais fait auparavant. La majorité des articles et critiques publiés jusqu’à maintenant au sujet de Cape God parlent du fait qu’Allie a été touché par le documentaire Heroin : Cape Cod, USA. Le documentaire a certes une certaine importance dans ce projet, mais c’est avant tout un exercice d’ouverture émotionnelle où elle fait preuve d’empathie envers une version plus jeune d’elle.

« Ce que le documentaire a fait, c’est de me placer dans un état d’esprit où j’ai été en mesure d’explorer de vieilles émotions à l’aide de personnages », explique-t-elle. « Je m’identifiais à la peur, au désespoir et aux lutes des gens dans le documentaire. L’isolement et la difficulté à établir un lien avec notre famille, la honte, la gêne, ne pas savoir ce que l’avenir nous réserve à tous les niveaux. »

La création de Cape God s’est faite très facilement, à sa grande surprise. De toutes ses créations, incluant l’écriture de chansons pop pour d’autres artistes comme BTS, récemment, Cape God est celle qui a vu le jour le plus facilement. Elle n’a pas eu à se forcer ni à écrire et réécrire. C’est en vase clos, à Stockholm, Suède, qu’Allie a produit cet album en compagnie de quelques personnes, principalement Oscar Görres et James Alan Ghaleb.

L’album débute avec « Fresh Laundry », une pièce mélancolique et nostalgique. La définition de ce que « normal » signifie refait surface à plusieurs endroits, comme sur « Regulars », « Life of the Party » et « Super Duper Party People ». La dernière pièce du disque, « Learning in Public » est probablement le joyau de cet album, et c’est en quelque sorte un hommage à elle-même, un regard sur ce que ça signifie de grandir. (Ça n’est jamais facile.) Elle boucle la boucle avec « Fresh Laundry » et elle affirme que c’est un choix de séquence tout à fait volontaire dont elle est fière.

Cape God est un espace liminal, mais c’est également, comme Allie le confirme, un espace sécuritaire qu’elle a créé elle-même afin de pouvoir y faire le ménage dans ses émotions de jeunesse. « J’avais envie de créer un endroit plein de beauté et dont je contrôlerais l’esthétique », dit-elle. « C’est un espace où je me rends, où je suis en contrôle et où je peux exister sans aucune crainte. Je pense que c’est pour ça que l’écriture de ce projet a été aussi agréable. »

Selon elle, ce projet documente une période de sa vie pour laquelle elle ne s’est jamais sentie équipée avant maintenant, alors qu’une dose de maturité, de croissance et d’expérience lui permet désormais d’absorber tout ça. Elle a créé un dialogue empreint de sympathie et de tendresse entre une personne (Allie) et une autre (Allie ado) que pratiquement tous les adultes seront en mesure de comprendre.

Pas facile d’être jeune. On doit composer avec un manque d’expérience alors même qu’on se fait dire que c’est la plus belle période de notre vie et qu’on s’attend de nous qu’on soit au cœur de la culture. Alors lorsque de surcroit on est artistique et authentiquement différent, ça ajoute une couche de difficulté. Le désir d’Allie d’être vue et entendue, de faire quelque chose de remarquable avec sa vie est en train d’être assouvi, mais il n’y a rien qu’elle aurait faire, plus jeune, pour se rassurer que ça arriverait. Il fallait qu’elle grandisse et soit patiente.