Emma BekoLe hip-hop cohabite avec les globules dans le sang d’Emma Beko. La jeune autrice-compositrice-interprète que l’on a connue au sein du duo Heartstreets offrait en janvier un premier album solo, Blue. Enracinées dans une émotion sombre, vive et lancinante, les pièces nous captent et nous emmènent au cœur d’un son hybride, hip-hop et R&B autant que pop. Un son qui vient de loin.

« Oui, la musique vient de très loin à l’intérieur de moi. Mon coup de cœur pour le beat hip-hop, je l’ai eu à six ans, décrit Emma Beko. Mes demi-frères écoutaient Musique Plus et à la fin des années 90 et début 2000, le rap était huge. » Née à Budapest, Emma a grandi à Montréal, puis à New York auprès d’une mère ballerine. « Ça n’a pas été long avant que j’aie envie de danser moi aussi, dit Emma. J’ai joint une troupe de danse hip-hop à l’âge de onze ans et plus tard j’ai commencé à faire du graffiti. Je m’entourais de tout ce qui concerne le hip-hop et j’ai embrace tous les codes, mais j’étais complètement intimidée à l’idée de rapper. »

Même si les rap battles l’impressionnaient et qu’elle écrivait beaucoup, rien ne lui laissait croire qu’elle oserait un jour s’exposer de cette manière-là. « Quand j’ai déménagé à New York, à 15 ans, j’ai voulu me réinventer, se souvient-elle. J’ai commencé à me tenir avec des gens qui écoutaient beaucoup de hip-hop, je me suis fait confiance. » L’insécurité a fait place à une envie de montrer que d’autres voix existent. « Je ne peux pas chanter comme les filles de TLC, mais j’ai mon propre truc, une voix plus rauque. T’es pas obligé d’avoir une belle voix pour rapper », rigole-t-elle.

Emma est revenue à Montréal deux ans plus tard et la musique était déjà au cœur de sa vie. Puis les années ont passé et organiquement, elle s’est donné le droit de ressentir et d’exprimer des émotions qui n’étaient qu’à elle. « Mon projet solo mijotait dans ma tête et dans mon cœur depuis quelques années et j’ai eu envie de savoir qui j’étais toute seule. » Lors d’un camp de création Kenekt Québec de la SOCAN auquel elle participait avec Heartstreets, les astres se sont alignés et le désir de suivre la lignée d’étoiles s’est cristallisé. « Je voudrais tellement retourner dans un camp de création en solo, lance Emma. C’est là-bas que j’ai rencontré Rymz (qui chante une pièce avec elle sur son album). Depuis ce camp d’écriture, ma vie n’a plus jamais été la même. Quand je suis revenue, j’ai appelé, J-P, Beau Geste, mon producer et on a commencé à produire des chansons deux jours après. »

Erykah Badu est la première personne qu’Emma nomme lorsqu’on s’intéresse à l’origine de son énergie musicale. « Comme avec elle, on est souvent en train de se demander si je rappe ou non parce qu’il y a une mélodie au-delà du beat », précise Emma.

Il n’y a que lorsqu’elle est complètement seule qu’elle ose mettre sur papier tout ce qu’elle est et c’est pourquoi son contexte idéal d’écriture est une pièce vide, le soir, avec une petite bière. « C’est plus naturel pour moi le soir, ajoute-t-elle. MHS je l’ai écrite en une heure parce que j’avais le bon set up. J’écris des choses tellement quétaines ou bizarres, souvent, mais en étant seule avec moi-même, ça me permet de ne pas me juger et d’aller au bout de mes idées. Il y a des joyaux qui finissent par sortir. Je dois écrire du moins bon pour écrire du bon. »

Et si le petit verre l’aide aujourd’hui à se mettre dans un état propice aux souvenirs qu’elle souhaite décliner en musique, c’est que l’excès ne fait plus partie de sa vie. « J’aime ça boire en écrivant de la musique. Je consommais beaucoup avant, mais là je ne fume plus, je ne prends pas de drogue et je ne bois presque plus. Avec une ou deux bières dans mon studio je me permets d’aller dans des zones douloureuses du passé, mais en douceur et ça me fait écrire les plus belles affaires. »

Quills, Rymz et Karelle Tremblay se joignent au projet solitaire d’Emma Beko qu’elle a infiniment hâte de pouvoir présenter au public de manière plus directe. Un spectacle virtuel présenté la semaine dernière dans une incroyable mise en scène lui a donné un avant-goût difficile à oublier. « J’avais peur d’avoir de hautes attentes parce que ça faisait longtemps que je l’attendais, mais c’est le plus grand high que j’ai eu depuis longtemps et je le referais chaque jour », confie-t-elle.

Avec un projet indépendant qui nécessite un investissement de temps et d’énergie démesuré, l’autrice-compositrice installe la barre très haute : « Je veux bien vivre de ma musique. Je veux être reconnue sur le plan international pour le style de musique que je fais et je veux aimer profondément toutes les chansons que je vais offrir à mon public. Je sais, je suis exigeante. » (Rires).



Pour la majorité des mélomanes, elle sera toujours J.Kyll, cofondatrice de Muzion, pionnière du rap québécois et l’une des plumes les plus pertinentes à avoir émergé de cette scène. En près de dix ans cependant, Jenny Salgado s’est aussi fait un nom pour elle-même dans le domaine de la composition de musiques à l’image et à la scène – sa trame musicale du long-métrage Scratch (de Sébastien Godron, 2015) lui a valu une nomination au Gala du cinéma québécois et deux prix, au Canadian Screen Award à Toronto et au Chicago International Movies + Music Festival. Réflexions sur son travail, sur les différences entre la musique pour le cinéma et le théâtre et sur la malédiction des « temp tracks ».

Jenny Salgado assure que de rappeuse à compositrice de musique à l’image, il n’y avait qu’un pas à franchir dans une direction qu’elle-même avait tracée depuis la fondation de Muzion : « Au départ, je faisais déjà toute la production pour Muzion, rappelle-t-elle. Je dirais même que la musique est arrivée dans ma vie avant les mots et la littérature; mon élan vers le rap est venu autant du texte que du beatmaking alors, peut-être que certains voient le travail de compositrice comme une seconde corde à mon arc [de rappeuse], mais en vérité, ces cordes se sont posées en même temps sur l’arc. »

L’occasion a tout de même fait la larronne, reconnaît-elle : « Un peu comme tout ce que je fais dans ma carrière, c’est comme si des pavés se posaient devant mes pas; je ne fais que marcher dessus », dit-elle en se rappelant du coup de fil de la documentariste Nicole Giguère, qui fut la première à lui proposer d’écrire une musique originale pour son film On me prend pour une Chinoise! (2011), qui traite de l’adoption internationale.

« Elle m’a demandé quelque chose d’assez audacieux, soit de mélanger la musique urbaine, le hip-hop, à la musique chinoise, explique Jenny Salgado. Elle m’a forcée à plonger dans un univers très différent de ce que connaissais, et j’ai relevé le défi. Ça a été un point tournant, alors que pour Scratch, on m’a ramené dans ma zone de confort puisque je composais à partir de mes racines, le hip-hop, la musique de la rue. Dans ce film, la musique avait un rôle prédominant, presque un personnage en soi. Ma musique a été bien accueillie et je crois que c’est à ce moment-là que, dans l’industrie, une lumière s’est allumée : il se passe quelque chose avec cette fille… »

Quiconque connaît J.Kyll sait d’abord qu’elle n’a pas la langue dans sa poche. La femme de tête met aujourd’hui tout son talent au service de la vision d’un réalisateur au cinéma ou d’un metteur en scène (l’automne dernier, Christian Fortin a demandé à la compositrice une trame sonore pour sa production de King Dave, présentée au Théâtre Jean Duceppe). Le travail exige aussi du compositeur de musique à l’image un talent d’équilibriste, concède la musicienne : d’un côté la commande du réalisateur, de l’autre la singularité du travail de la compositrice. La nécessité d’être polyvalente, de s’adapter à la vision du cinéaste, tout en trouvant le moyen d’apposer sa propre signature à la trame sonore.

« Y’a une zone entre les deux où il faut savoir se retrouver, explique Jenny Salgado. J’imagine qu’une des raisons pour lesquelles les gens me soumettent des projets, c’est ma capacité à pouvoir aborder la proposition en me l’accaparant un peu. Servir une œuvre – un film, une pièce de théâtre – qui n’est pas moi, qui n’est pas de moi, qui n’est pas ma parole, mon propos ou ma vision, la servir entièrement, tout en y trouvant quelque chose de créatif sur le plan personnel et proposer ma propre ligne éditoriale. J’ai été capable jusqu’ici à le faire à chaque projet, mais c’est un défi, à chaque fois, de savoir placer son mot. C’est aussi ça le trip, trouver comment s’insérer dans la vision d’un autre. »

Elle note également une grande différence entre la composition musicale pour le cinéma et pour le théâtre : « Quand tu reçois les images d’un film [pour lequel elle compose], tout est placé dans un timecode [minutage] t’indiquant précisément où la musique est prévue; au théâtre, c’est vivant, l’œuvre bouge à chaque représentation. Il faut donc être capable de créer une musique assez malléable pour suivre le contenu. Ça prend quelque chose qui se tient, mais accompagne la fluidité des mots, ou des corps pour la danse – j’aime beaucoup composer la musique pour les corps. Ça m’aide dans mon travail d’avoir donné des concerts [avec Muzion] et prévu le déroulement d’un spectacle, avec des moments réfléchis pour faire réagir la foule de telle manière. J’essaie d’amener ça dans mon travail de composition pour le cinéma ou la scène. »

Ce qui, dans le cas du cinéma, soulève la question des attentes liées à ces premiers montages, souvent faits avec des musiques de références – des œuvres déjà enregistrées, souvent connues, qui indiquent en musique une intention, une émotion, illustrée à l’image. « Les fameuses temp tracks!, souffle la compositrice. On m’en a proposé parfois au théâtre aussi… Ça fait partie des obstacles qu’il faut contourner. Le danger avec ça, c’est ce qu’on appelait avant la « démophobie » : le fait que des musiciens s’habituent au son d’une version démo d’une chanson et soient insatisfaits de la version propre et mixée. »

« C’est un peu le même problème avec les « temp tracks »; elles s’imprègnent dans le cerveau de l’équipe de tournage. Lorsque tout le monde est habitué de voir ces images avec telle chanson, il faut alors réussir à composer une pièce qui réussira à détrôner l’originale. Le truc, c’est de parvenir à aller chercher dans la composition originale l’émotion la plus juste, la mieux adaptée à la scène, mieux encore que le fait la chanson de référence. C’est toujours un défi, mais ça fait partie du jeu! »



Il arrivait parfois que le club vidéo de Marieville, au Québec, reçoive des disques compacts, ces précieux morceaux de plastique recelant jadis le pouvoir de révéler à quelqu’un un univers entier et, parfois même, de lui ouvrir les portes de son avenir. « Il a survécu plus longtemps que la majorité des autres clubs vidéos, celui de Marieville. Je me souviens très bien de son plancher carrelé. Je me souviens que c’était des excentriques qui travaillaient là », raconte au bout du fil Thierry Larose, en rendant hommage à ces oasis de culture qu’étaient, avant l’avènement de plateformes de visionnement en continu, ces lieux immanquablement imprégnés de l’odeur du maïs soufflé jaune fluo.

Thierry LarosePourquoi parlons-nous du club vidéo de Marieville, cette charmante petite ville de la Montérégie ? Parce que Thierry Larose y a grandi et parce que son premier album, Cantalou, s’ouvre sur une chanson intitulée Club vidéo, qui est à ce disque ce que La Monogamie était à Trompe-l’œil de Malajube : une fresque assoiffée, tragique et enivrante, toute en sinuosités et en pluie de confettis, en murmures et en guitares rugissantes, dans laquelle le chanteur annonce avec un remarquable sens de la formule inoubliable qu’il n’est pas de ceux qui tolèrera la banalité.

« Étions-nous faits pour ce que la vraie vie nous propose / Que faire de notre penchant pour le grandiose / Quand tout autour nous rappelle à l’ordre et à l’habitude? / Viens on va se mettre un film ».

« Quand le club vidéo recevait des batchs de CDs, il y en avait parfois de Dare to Care/Grosse Boîte », poursuit l’artiste de 23 ans en évoquant la maison de disques de Malajube, mais aussi de La Patère rose et d’Avec pas d’casque, aujourd’hui rebaptisé Bravo musique à la suite de son rachat par Béatrice Martin – Cantalou en est d’ailleurs la première sortie officielle. À la même époque, le préadolescent s’abreuve des Sessions Bande à part et de l’émission Mange ta ville animée par Catherine Pogonat, qui lui permettent d’explorer par procuration la fourmillante scène locale montréalaise. « Ça me faisait tellement rêver ! »

« Dès que je voyais le logo de Dare to Care/Grosse Boîte sur un CD au club vidéo, je savais que je pouvais probablement aimer ça. J’avais acheté Trois chaudières de sang [premier album d’Avec pas d’casque] et je me souviens de m’être dit: « C’est tellement cru, c’est incroyable que ce soit sorti en CD. » Je sentais tout d’un coup que moi aussi je pouvais faire ça. C’est fou que ça se soit rendu à Marieville, parmi les CDs de Michel Louvain et Patrick Norman. »

Après un passage de deux ans sur les bancs de l’Université de Sherbrooke en études anglaises, Thierry Larose profite de l’occasion que présente un stage à Montréal afin de s’atteler sérieusement à la tâche d’écrire des chansons. Il participe en 2019 aux Francouvertes avec peu d’expérience de scène, mais déjà un instinct indéniable pour le refrain s’installant à demeure dans la tête de ceux et celles qui l’entendent, qualité rare qui produira son charme sur Alexandre Martel. Le musicien qui a œuvré derrière la console auprès d’Hubert Lenoir et d’Alex Burger cosigne aujourd’hui la réalisation de Cantalou.

« J’ai demandé à Martel : est-ce qu’on peut partir en lion et mettre toutes les bonnes tounes sur la face A et les moins bonnes après ? » confie Thierry, en disant avoir adopté comme modèle l’enchainement de Trompe-l’œil de Malajube, qui débute en malade, traverse une accalmie à mi-parcours, puis culmine sous les feux d’artifice (Rachel et Les éléphants sont les Étienne d’août et St-Fortunat de Cantalou).

Bien que la face B de Cantalou – le disque le plus 2006 de 2021! – contienne elle aussi ses moments de grâce, il y avait effectivement longtemps qu’un début d’album n’avait pas été aussi grisant que ce quatuor que composent Club vidéo, suivi du grunge boule de gomme de la pièce-titre, de l’entêtante Les amants de Pompéi et de Chanson pour Bérénice Einberg, une sorte de fan fiction ducharmienne, à la gloire du personnage principal de L’avalée des avalés. « C’est une lettre d’amour 100% sincère à quelqu’un qui n’existe pas », rigole Thierry Larose, parolier sagace qui sait suggérer beaucoup en faisant usage de peu.

« Ben non, moi non plus j’pleure jamais voyons donc », lance-t-il dans Cantalou, avec quelque chose dans la voix permettant de deviner que la vérité se situe ailleurs, une astuce empruntée à un certain Leonard. « La première fois que j’ai entendu une formule comme ça, c’était dans Chelsea Hotel #2 quand il dit: « That’s all, I don’t think of you that often » et que tu comprends que c’est pas vrai du tout. J’adore ça. »

Alors, dis donc Thierry, que faire de notre penchant pour le grandiose, alors que présentement, tout nous rappelle à l’ordre et l’habitude ? « Faut que t’écoutes des films », répond celui qui revendique l’influence de l’œuvre du cinéaste Richard Linklater, plus précisément des notes douces-amères de sa trilogie Before. « Le next best thing, quand on ne peut pas avoir accès au grandiose, c’est la fiction. Je reviens toujours à ça. Quand j’écris, ça remplit un vide momentanément et après, quand il m’arrive quelque chose de grandiose pour vrai, j’ai l’impression que l’attente en a valu la peine. »