Le récital de fin d’année du Regent Park School of Music en fut un que les étudiants n’oublieront jamais.

Le torontois Frank Dukes, l’un des rois de la production de musique pop contemporaine avec des collaborations avec les plus grands noms de la musique — Camilla Cabello, Drake et Post Malone — a passé trois jours avec les étudiants du RPSM, en hiver 2018-2019, pour l’enregistrement de Parkscapes, une approche caritative de sa propre initative révolutionnaire, Kingsway Music Library.

Frank Dukes (alias Adam Feeney) a révolutionné le domaine des échantillonnages en créant sa propre librairie de « loops » atmosphériques et éthérées pour lesquelles il octroie des licences afin de contourner le long processus de libération des droits. La prémisse de Parkscapes, qui est disponible par le biais de Kingsway, était que Dukes fournirait des échantillonnages et des arrangements exclusifs tandis que les jeunes du RPSM joueraient les instruments.

« C’était des trucs qui étaient déjà écrits », explique Dukes au téléphone depuis Los Angeles. « J’avais enregistré des démos au piano et d’autres trucs que j’ai faits moi-même. J’enseignais ensuite les accords aux jeunes et on trouvait des idées d’arrangements. Si je jouais du piano, par exemple, ce que vous entendrez sur Parkscapes sera ces jeunes qui chantent ou jouent une mélodie de steel-drum. Même écriture, arrangements différents. »

Dukes confirme que tous les revenus de Parkscapes seront versés directement à l’école. « Alors, disons que quelqu’un souhaite utiliser ces échantillonnages pour une chanson de Drake. Ils paieront les droits et ces revenus seront versés à l’école, puis, comme pour le reste des échantillonnages de ma librairie, des redevances suivront. Au fil des deux prochaines années, ces redevances serviront à financer le programme. »

Ce généreux geste de Dukes ne pouvait arriver à un meilleur moment étant donné les coupures majeures du financement des arts et des organismes à but non lucratif qu’a imposées le gouvernement conservateur de Doug Ford.

Dukes explique que son vieil ami Rana Chatterjee, un ancien animateur d’émission hip-hop à la radio et directeur de création adjoint pour l’agence publicitaire BBDO Canada à Toronto, l’a approché avec cette idée. « Au début, il me semble qu’il voulait proposer une idée du genre « Sample School » où je demanderais aux jeunes de Regent Park School of Music de venir jouer pour moi afin que j’utilise leur musique dans une de mes librairies, et on est partis de là. »

« Nous avons peaufiné l’idée et avons conclu que ce serait cool de créer une librairie musicale. C’est vraiment excitant, car il y a tout ce potentiel pour contribuer au financement de l’école, pourvu que la librairie soit populaire. Et jusqu’à maintenant, cette librairie a été utilisée par Drake, Kendrick Lamar, Logic, et bien d’autres. »

Dukes, qui a contribué à l’essor d’artistes torontois connus comme Bad Bad Not Good, River Tiber et Mustafa, a été très impressionné par les jeunes qui ont participé à l’enregistrement. « Le degré de talent de ces jeunes est remarquable », dit-il. « Ce sont tous des jeunes très, très spéciaux et doués. De mon côté, ça me donnait l’occasion de créer un pont entre des trucs qu’ils écoutent peut-être et ce qu’ils font à l’école. »

Dukes le Grand
Frank Dukes n’a jamais été plus demandé qu’il l’est actuellement et ses projets à venir incluant ceux  de James Blake, Post Malone et, bien entendu, le deuxième album de Camilla Cabello qui paraîtra dans la foulée de son mégasuccès planétaire « Havana ».

« Ç’a été pour eux une grande révélation de constater que les possibilités sont infinies et que si on s’applique vraiment quand on est passionné, il est possible de transformer cette passion en carrière et de faire ce que l’on a vraiment envie de faire. »

L’un des effets secondaires de la production de Parkscapes a été l’enthousiasme dont ont fait preuve certains jeunes plus timides inscrits à ce programme. « Je parlais avec quelques profs peu de temps après, et ils me disaient “Wow ! C’était fou ! Certains de ces jeunes sont très réservés, on ne les entend presque jamais et ils s’impliquent peu dans leurs cours au jour le jour, mais de voir à quel point ils étaient engagés, excités et revigorés par ce projet était tout simplement génial !” Je suis vraiment heureux que nous ayons pu vivre cette énergie le temps d’un projet. »

Dukes, qui a vendu son premier échantillonnage au rappeur américain Lloyd Banks pour la coquette somme de 5000 $, affirme que sa spécialité est l’émotion. « C’est une question de “feeling”, pour moi », confie-t-il. « Un signe qui ne trompe pas, c’est quand j’entends une chanson lorsque j’écoute une de mes “loops” et que je peux l’écouter sans arrêt sans me lasser, quand c’est quelque chose que je pourrais écouter indéfiniment. »

Dukes affirme qu’il y aura d’autres Parkscapes. « C’est un modèle que je souhaite transposer ailleurs, dans d’autres villes, d’autres pays. J’aimerais développer pour que ça devienne un projet encore plus grand que ce que je peux imaginer pour l’instant, quelque chose qui a un impact positif réel sur les jeunes, surtout dans des endroits comme Regent Park. »



Ils sont le vent dans les voiles du jazz canadien : des joueurs de cuivres dynamiques et âgés de 40 ans et moins qui portent avec eux l’héritage de vétérans comme Jane Bunnett, Christine et Ingrid Jensen, Guido Basso et le regretté Rob McConnell. Ils sont partout, d’un océan à l’autre : des compositeurs et joueurs exceptionnels qui peaufinent leur art et explorent de nouveaux territoires tout en repoussant les frontières du jazz.

Originaire de Chilliwack, Tara Kannangara est une jeune trompettiste et chanteuse très prometteuse qui a su se tailler une niche dans l’Ouest canadien en compagnie du saxophoniste et flûtiste vancouvérois Ben Henriques, du tromboniste de Winnipeg désormais installé à La Nouvelle-Orléans Chris Butcher et de son collègue et compatriote winnipégois, le saxophoniste Paul Metcalfe. Kannangara lançait récemment son deuxième album intitulé It’s Not Mine Anymore qui propose une belle variété de styles qui puisent leur inspiration à tout vent.

« Mes influences sont nombreuses et j’aime plein de types de musique, heureusement, j’ai joué avec beaucoup de musiciens et de mentors, ce qui m’a donné une palette musicale très large », explique l’artiste qui avoue composer principalement au piano. « J’ai naturellement combiné tous ces genres et le résultat final est très multidimensionnel. La seule mission que je me donne est d’écrire de la musique que j’aimerais écouter. »

Un peu plus à l’est, à Toronto, on retrouve un vigoureux mouvement jazz. Le trompettiste globe-trotteur Mike Field, la saxophoniste Alison Young et la lauréate d’un prix JUNO Allison Au sont à la tête d’une meute de musiciens jazz qui jouent dans des salles spécialisées comme le Rex Hotel et le Jazz Bistro.

« C’est une scène très en santé », dit Au, qui affirme avoir voulu apprendre le saxophone pour émuler Lisa Simpson. « Les gens ne gagnent pas autant d’argent que dans d’autres scènes musicales, mais c’est une scène très active et bourrée de talent. C’est facile de se trouver des engagements, mais il faut souvent passer le chapeau pour faire de l’argent. On a parfois un cachet garanti, mais il y a fort à parier que vous ne repartirez pas les poches pleines. »

Le quatuor d’Au se produira au Festival de jazz de Monterey cette année, et elle affirme composer principalement au piano. « Lorsque je suis dans un “groove”, c’est généralement au piano, et je bidouille », explique la musicienne dont l’album Wander Wonder est son troisième en tant que leader de son groupe. « Je ne suis pas la meilleure pianiste, mais j’ai quand même étudié l’instrument pendant 12 ans, quand j’étais jeune. Je bidouille jusqu’à ce que je trouve quelque chose d’intéressant, souvent sous la forme d’un ostinato. Parfois c’est une idée de mélodie, et j’essaie ensuite de voir où cela mènera, harmoniquement. Je suis mon oreille. »

Une fois le concept de base trouvé, l’imagination de Allison Au prend naturellement la relève et bonifie l’instrumentation. « J’entends les membres de mon groupe jouer, et c’est ce qui me motive, plus que le son du saxophone », explique-t-elle. « J’entends l’instrumentation du groupe — basse, batterie, piano — très clairement dans ma tête. »

« Une partie du travail de composition consiste à choisir ses musiciens. » — Rachel Therrien

Même si le jazz est un idiome qui stimule constamment ses disciples, la raison même pour laquelle ils adorent cette musique, il n’en demeure pas moins que la viabilité financière est plutôt difficile à atteindre. Bon nombre de musiciens sont également des professeurs et la plupart jouent dans plusieurs projets en plus de jouer d’autres styles musicaux en marge de leur carrière. La trompettiste montréalaise Rachel Therrien est un bon exemple : si le jazz est son centre d’attention au chapitre de la composition, il n’est pas sa seule source de revenus.

« J’ai beaucoup d’engagements comme musicienne de session, et ils ne sont pas tous dans le domaine du jazz », explique la musicienne qui a enregistré Pensamiento en 2016 en Colombie. « Je joue beaucoup de musique de l’Afrique de l’Ouest, de musique cubaine et marocaine. J’ai toujours voulu jouer ces styles culturels, car ils influencent beaucoup mes compositions. »

Therrien fait partie d’une communauté de musiciennes où l’on retrouve notamment les saxophonistes Claire Devlin et Marie-Josée Frigon, et elle avoue que même si la scène locale est en bonne santé — Montréal a toujours été une ville de jazz, et le désormais quarantenaire Festival international de jazz y est sans aucun doute pour quelque chose, comme c’est le cas partout où il y y a un festival de jazz —, les endroits qui présentent exclusivement du jazz sont rares. « Il y a au plus quatre clubs officiellement jazz, mais c’est impossible de compter sur eux pour payer le loyer », explique-t-elle.

Therrien a récemment terminé l’enregistrement de son cinquième album, toujours sans titre, à Paris, et son processus créatif commence dans sa tête. « J’écris avec un crayon et du papier, d’abord, puis je passe à l’écriture des harmonies », poursuit la musicienne. « La plupart du temps cela se produit sur papier, également. »

Ce qui distingue Therrien, qui joue souvent à New York et en France, de ses pairs, c’est qu’elle pense souvent à des musiciens spécifiques lorsqu’elle compose. « Le jazz est en grande partie improvisé, donc la composition est la structure à partir de laquelle on improvise. Une partie du travail de composition consiste à choisir ses musiciens afin que leurs façons de jouer répondent à vos goûts. »

Du côté d’Halifax, la saxophoniste Ally Fiola est un peu une anomalie : compositrice jazz, elle veut à tout prix devenir compositrice à l’image et elle affirme que les deux disciplines interagissent l’une sur l’autre. « Quand je compose dans le domaine du jazz, j’ai un peu plus d’expression personnelle », dit celle qui a lancé son premier album, Dreaming Away, en 2018. « Mes compositions jazz penchent définitivement du côté mélodique et harmonique. Quand je compose pour un film, je suis au service de l’histoire et de la vision du réalisateur. Ce que j’aime, c’est que ça me donne la chance d’explorer des trucs plus variés. J’ai commencé à composer pour les films il y a à peine trois ans, et ç’a définitivement élargi mes horizons. »

Fiola, qui partage sa ville avec des musiciens comme le trompettiste Patrick Boyle et le saxophoniste Kenji Omae, souhaite explorer le jazz de La Nouvelle-Orléans, « avec une touche moderne », sur son prochain album et elle avoue être parfaitement à l’aise de composer directement sur son instrument principal. « Comme je suis une saxophoniste, je trouve souvent la mélodie en premier en bidouillant sur mon saxo », dit-elle. « Ensuite, je crée une partition dans les clés de mi bémol, si bémol, do et fa pour mon quintette. »

« Je trouve également des mélodies au piano, car c’est principalement comme ça que je compose pour les films. À partie de là, je travaille sur la progression harmonique, et je crois que c’est pour cette raison que mes compositions ont souvent des progressions qui sont différentes des standards. »

Comme pour la plupart des musiciens jazz, l’éducation est cruciale pour Fiola. Elle travaille actuellement à l’obtention de sa maîtrise en composition à l’image à la Kingston University de Londres, en Angleterre. « J’aime tellement la musique et j’espère pouvoir vivre du jazz et de la composition à l’image », confie-t-elle.

La plus grande leçon de vie que des polyvalents ambassadeurs du jazz canadien apprennent au quotidien est, en fin de compte, l’essence même du jazz : improviser.

En raison des limites d’espace et de ressources, il ne nous a pas été possible de mentionner tous les jeunes compositeurs jazz membres de la SOCAN œuvrant dans le domaine, mais nous tenions à vous en présenter un petit échantillon.



Cet été, pendant que les fans des Raptors de Toronto célébraient la victoire historique de leur équipe, la plupart d’entre eux le faisaient au son de la musique de Just John x Dom Dias, le dynamique duo torontois dont la chanson « Pull Up » fait partie de la playlist officielle des Raptors aux côtés d’immenses succès comme « Nonstop » de Drake et « Press » de Cardi B.

« C’est vraiment cool », nous répond Just John (John Samuels) depuis sa demeure à Toronto. « Beaucoup de fans des Raptors ont connecté avec cette chanson et ont commencé à nous suivre. Ils faisaient jouer notre chanson après certains matches victorieux. »

« Nous sommes vraiment chanceux et reconnaissants de faire partie de l’histoire, de cet héritage », ajoute Dom Dias.

D’aucuns qualifient leur inclusion à la fameuse playlist de « talent et d’un parfait “timing” », mais quant au duo, il s’agit simplement d’« énergie », un concept auquel ils doivent tout, même le fait de travailler ensemble.

Début 2018, Dom Dias a vu une publicité mettant Just John en vedette sur Instagram. Intrigué, il l’a immédiatement contacté en lui proposant un « beat ».

« John a vraiment aimé mon beat et nous nous sommes retrouvés en studio dès le lendemain », raconte Dias. « Ce beat, c’était précisément “Pull Up”, celui que les Raptors ont choisi. » Les deux artistes ont immédiatement trouvé dans l’autre un je ne sais quoi qu’ils recherchaient. « J’ai été frappé par son style, sa personnalité et son lyrisme. Aussitôt que nous sommes entrés en studio, tout allait de soi. »

Quant à Just John, fondateur de Blank Canvas, un collectif d’artistes primés, Dom lui apportait la vision aux multiples facettes dont il est avide. « C’est comme si mes vœux avaient été exaucés, car j’étais à la recherche de gens qui comprennent l’énergie que je tente de capter. Et c’est aussi quelqu’un qui me pousse à m’améliorer sans cesse. Dom était, et il est toujours, cette personne. »

« On fait des trucs qu’on aime. On crée des vibrations. » — Just John

Dom a offert à John un espace où les nombreuses disciplines de son collectif peuvent s’entrelacer avec autant de puissance à travers sa musique. « Je me suis fait les dents dans la scène artistique indépendante », explique John. « Bon nombre de mes idées sont fondées sur le concept de prendre sans honte tout l’espace qui nous revient. Il faut demeurer fidèles à nous-mêmes. Vivre entouré d’amour, pas de crainte. Je m’exprime beaucoup au sujet de mon expérience, de la brutalité policière. Parfois, je ne me rebelle que contre l’énergie, l’énergie même d’une chanson. Quand les gens viennent nous voir, ils vibrent au diapason de cette énergie. Ils veulent se laisser aller et se libérer. Je crois que c’est une des choses que nous apportons à la musique. »

Il n’est pas rare que les deux musiciens travaillent ensemble tous les jours. Dom crée des beats et les fait entendre à John en personne. « Je connais John depuis assez longtemps pour savoir quand il aime vraiment un de mes beats et quand il ne l’aime vraiment pas », explique Dom. Lorsque John adopte un beat, il passe quelques jours avec celui-ci.

Just Dom: critiques dithyrambiques

  • « La collaboration entre Just John et Dom Dias lui a permis de faire exploser son énergie et les a rendus impossibles à quitter des yeux. » – NOW Magazine, 16 nov. 2018
  • « Ils ont déjà généré un niveau de “hype” irrésistible, incluant des spectacles à guichets fermés et des offres par des maisons de disques. » – Exclaim, 30 avril 2019
  • « Un mariage sonore parfait… Le duo torontois fait d’importantes vagues depuis sa création grâce à quelques chansons et vidéoclips remarquables, dont notamment l’incroyable “Soundboi”. » – Complex, 21 avril 2019

« C’est un processus très indépendant et autonome », poursuit John. « Dom crée un beat ; je lui fais confiance pour ça, et lui me fait confiance sur la manière de l’interpréter et d’écrire les paroles. Nous sommes ouverts à la synergie collaboratrice qui peut exister dans cet espace négatif. Nous sommes constamment en train d’éditer nos trucs. “Comment pouvons-nous améliorer ce morceau ? Comment pouvons-nous le rendre plus cool ? Ooooh, ça c’était une erreur. Ooooh, cette erreur est de la bombe ! On peut s’en servir.”

Puisant son inspiration dans divers genres musicaux comme le hip-hop et le punk tout en canalisant leur énergie frénétique et tapageuse, le duo a récemment lancé son EP intitulé Don III ainsi qu’un vidéoclip pour « Pull Up ». Ils travaillent également à la production du nouvelle musique qu’ils décrivent comme une combinaison « de l’énergie frénétique d’un mosh-pit et d’un merveilleux rêve éveillé ». Et pas question pour eux de tenter de se conformer au « son de Toronto ».

« On n’est jamais en mode “essayons de sonner comme ça” », affirme Dom, qui n’hésite pas une seconde à utiliser des sons de caisse claire complètement déjantés ou des barrissements d’éléphants afin de transporter l’auditeur dans un univers sonore audacieux. (Les éléphants ne touchent pas de redevances pour leurs barrissements, avoue-t-il en riant.) « C’est toujours “essayons de créer une émotion”. »

John est tout à fait d’accord. « On fait des trucs qu’on aime. On crée des vibrations. Il doit y avoir quelque chose d’innovant, il faut être visionnaire. Il faut accepter que ce n’est pas tout le monde qui va comprendre du premier coup, il faut être son propre porte-étendard. Si on s’inspire de nos contemporains, on est déjà en retard. »