Nous vous présentons le Quentin Tarantino du country — sans le sang, l’horreur et la violence, il va sans dire.

Dean Brody — lauréat des 13 prix de la Canadian Country Music Association, quatre Prix SOCAN, et deux Prix JUNO — fait référence à l’enfant terrible d’Hollywood, qui nous a donné des films comme Pulp Fiction et Hateful Eight, sur la pièce titre de son plus récent album intitulé Beautiful Freakshow et s’émerveille du côté rebelle de ce réalisateur.

« J’adore les films de Quentin Tarantino », dit-il en entrevue dans nos bureaux de Toronto où il était de passage pour donner une prestation intime à l’intention de nos employés. « C’est un des meilleurs réalisateurs de tous les temps. Il connaît toutes les règles et les brise allègrement et impunément. Je trouve cela tellement cool. »

« Je suis quelqu’un de très visuel, et je crois que ça m’aide dans mon processus créatif. C’est un processus purement visuel, pour moi. »

On pourrait sans gêne affirmer la même chose au sujet de Brody au sein de la musique country, un genre musical où les risques artistiques sont rarissimes. Brody a écrit bon nombre de chansons qui défient pratiquement toute catégorisation ou qui, à tout le moins, repoussent les limites de ce qui est considéré comme du « country ».

Prenez par exemple « Upside Down » et « Bring Down the House » sur son album précédent, Gypsy Road: la première propose une mélodie sifflée à saveur celtique, des guitares un peu sales et des paroles où il est question d’être « high », tandis que la seconde s’articule autour d’un banjo et raconte l’histoire de deux marginaux qui n’ont rien en commun mais qui forment malgré tout un couple idéal.

« Bring Down the House » — la chanson qui lui a valu les prix CCMA 2016 dans les catégories Simple, Vidéo, Composition et Meilleur vendeur pour un simple — était si peu orthodoxe dans son genre que l’artiste et son réalisateur Matt Rovey craignaient de la faire entendre à Ron Kitchener, l’agent de Brody et propriétaire de sa maison de disque, Open Road Records.

« On faisait dans nos frocs, on se demandait comment on allait bien pouvoir lui présenter ça », se remémore Brody. « Nous avons rassemblé toutes nos pièces et à la toute fin, on lui a dit “Ron, écoute celle-là?; on l’a enregistrée juste pour s’amuser un peu”. Il l’a adorée, il n’en revenait pas. Ça nous a rendus un peu nerveux, car les radios sont de dures critiques. Elle n’a pas aussi bien réussi que mes chansons précédentes, mais c’est quand même une des chansons les plus importantes de ma carrière. »

Beautiful Freakshow s’inscrit pleinement dans la foulée créative de Brody : la chanson propose une ambiance Spaghetti-Western à la Ennio Morricone avant de partir dans toutes sortes de directions différentes, incluant un couplet hip-hop, courtoisie du rappeur haligonien Shevy Price.

« J’écoutais du Nicki Minaj à l’époque de la création de cette chanson, et j’adore sa façon de livrer ses textes », explique Brody. « Elle a tellement d’attitude que c’en est presque méchant. Je me suis dit que ce serait vraiment cool de créer une chanson country avec ce mec vraiment country et cette fille débordant d’attitude. J’ai immédiatement pensé à Nicki Minaj. »

« J’ai contacté un de mes amis, Marc Perry, qui connaît bien la scène de musique urbaine de la côte Est. Il m’a dit qu’il connaissait une fille de la scène underground d’Halifax dont le nom est Shevy. Je lui ai présenté ma chanson et elle a dit “Oh?! c’est vraiment cool. Dans quel recoin sombre es-tu allé chercher une chanson pareille??” Je lui ai expliqué que pour moi, c’est une chanson joyeuse. J’adore cette chanson. Elle l’a vraiment aimé et nous l’avons enregistrée à son studio. Elle a fait son truc et tout s’est mis en place. Pendant sa création, on n’avait aucune idée du produit fini. Cette chanson n’est pas seulement sortie des sentiers battus, mais c’est un saut dans l’inconnu, un véritable acte de foi. »

Puis il y a le rugissant country-rock de « Bush Party », l’entraînante et très classique « Soggy Bottom Summer », la saveur reggae chaloupée de « Beautiful Girl » et la « presque trop country » pièce « Time » qui viennent toutes témoigner de la polyvalence de Brody. « J’aime explorer les frontières », admet volontiers l’artiste. « La musique est amusante et j’aime essayer plein de trucs. »

Mais les comparaisons à Tarantino ne s’arrêtent pas là : les chansons de Brody ont une qualité cinématographique. Pour les créer, il doit voir les images dans sa tête. « J’ai besoin d’images », dit-il. « Je suis incapable d’écrire une chanson uniquement à partir de mots ou d’émotions. J’ai besoin d’une image ou d’une métaphore. Même mes chansons d’amour sont des métaphores. J’ai besoin d’imagination… et d’un instrument. »

Il n’est donc pas surprenant d’apprendre que Brody travaille actuellement sur quatre scénarios, ce qui ne manque pas de fournir du carburant à sa création musicale. « Je suis quelqu’un de très visuel, et je crois que ça m’aide dans mon processus créatif », confie-t-il. « C’est un processus purement visuel, pour moi. Prenez “Blueberry Sky” : je vois très bien toutes les images que la chanson contient : le pont à tréteaux, la pluie, se mettre à l’abri sous celui-ci. Partir à courir depuis le porche de grand-maman, l’autocar qui s’arrête près du garage où ce mec travaille dans le garage, les mains pleines d’huile. La fille qui descend du bus et qui a besoin d’un “lift”. Comme il n’y a pas de taxi, il attrape les clés de la remorqueuse et la reconduit à la maison de grand-maman, et comment ils finissent par passer l’été ensemble. C’est comme un film pour moi : ça ressemble à Forrest Gump avec une cinématographie à la Robert Zemeckis, tu vois ce que je veux dire?? »

Ce dont il n’a pas nécessairement besoin, c’est un partenaire de création, bien qu’il ne s’en prive pas, à l’occasion, lorsqu’il sent qu’une de ses chansons a besoin d’une petite poussée supplémentaire. Après avoir créé en comité pendant longtemps, il est parfaitement confortable dans sa vie de loup solitaire.

« J’ai écrit à Nashville pendant six ans, et pour une raison ou une autre, mes idées sont presque toujours rejetées », confie Brody. « Alors je rentre chez moi et j’écris autre chose. Car quand quelqu’un déclenche en moi une direction, ils choisissent ensuite d’aller dans une autre direction. Je suis étrange, mon processus créatif est très privé. J’ai souvent l’impression d’être un éditeur plutôt qu’un auteur-compositeur. »

Il est très rare que Brody finisse une chanson d’un seul jet. « Le matin, je vais prendre ma guitare et essayer plein de trucs », explique-t-il. « Je vais trouver une ou deux phrases, les enregistrer sur mon iPhone puis aller travailler dans le jardin. Je rentre pour dîner, puis j’essaie la même chanson au ukulélé. C’est alors que je vais trouver le début du refrain, puis je commence à m’ennuyer, alors j’arrête et je fais autre chose. J’ai remarqué que créativement, je travaille mieux par blocs. Un peu à la fois. Lorsque je me force à travailler pendant de longues périodes, je suis vidé. »

« Puis il y a une question de perspective », poursuit-il. « Je suis trop près de ma chanson si je m’y attarde trop longtemps. Je pars dans une bonne direction, et quand j’y reviens, je peux y poser un regard neuf, retrancher des trucs ou en ajouter d’autres. Le recul est crucial pour moi. Je connais des auteurs-compositeurs qui ont un œil de faucon quand ils écrivent pendant des heures, mais moi je le perds très vite. Je dois y revenir le lendemain pour voir ce qu’eux voyaient. »

S’il y a un type de chanson sur lequel Brody n’a pas besoin de passer beaucoup de temps, ce sont les ballades. « Ce sont les chansons que je préfère écrire, mais elles passent moins bien à la radio », dit-il. « Même les diffusions en continu et les téléchargements reflètent ça. Je me demande parfois si mes fans apprécient mes ballades autant que moi. J’ai donc décidé de changer de direction un peu?; je passe plus de temps sur mes chansons amusantes et joyeuses. »



Alexanfre PoulinIl n’y a pas de recette au succès, et Alexandre Poulin le sait. Sur son quatrième album Les temps sauvages, le prisé raconteur d’histoires évite les canevas pop convenus et signe des textes en demi-teinte, entre espoir et résignation.

Alexandre Poulin aurait pu être à la mode. Après tout, son attirance marquée pour l’americana aurait particulièrement bien collé au son des radios commerciales qui, encore aujourd’hui, carburent au folk.

Mais le Sherbrookois aime bien qu’on le retrouve là où ne l’attendait pas. « J’me trouvais bien original d’arriver avec mes tounes de mandoline pis de banjo en 2007, mais là, je sentais que j’avais fait le tour », admet celui qui a eu un faible pour les mélodies planantes cette fois. « Anyway, j’ai jamais aimé être sur l’autoroute. J’aime mieux marcher en dehors des sentiers. »

Les temps sauvages, c’est d’ailleurs une réplique à ces sentiers trop bien tracés, à ces chemins imposés qu’on emprunte parfois aveuglément sans trop y penser. Entre le récit d’un coup de foudre virtuel (Les amours satellites), le portrait d’un chômeur impuissant devant les forces capitalistes (Bleu Big Bill) et le constat d’un amour sur le déclin (Nos cœurs qui battent), Poulin, lui, réfléchit à ses envies de liberté et aborde de front « les obligations dune société qui nous consume pendant qu’on la consomme ».

« On vit dans une époque hallucinante, où tout va tellement trop vite, remarque-t-il. Depuis toujours, je me bats contre la course effrénée de la vie, mais là, je sais pu trop comment faire pour ralentir tout ça. »

 

C’est pourtant ce qu’il a fait en décembre dernier, freiner le temps. Exténué après avoir enchaîné les tournées de ses deux précédents albums, il a jugé bon « prendre un pas de recul ». « J’ai eu le loisir et le privilège de prendre un an off de shows. Dans la vie, t’as beau être passionné par ton métier et toujours vouloir travailler, ça peut devenir un piège. À un moment donné, c’est ton corps qui t’envoie des signes », confie-t-il.

Bénéfique, cette période de ressourcement n’a toutefois pas été de tout repos. Les vacances ont été de courte durée, et Poulin s’est rapidement mis à la création d’un quatrième album. Habile créateur d’histoires, il a voulu rompre avec le mythe qui l’entoure : celui qui le cantonne dans la catégorie des storytellers impassibles, manifestement fermés aux structures typiques de la chanson pop.

« Je suis d’emblée reconnu pour mes tounes sans refrain, mais si on écoute bien mes trois premiers albums, on se rend compte que j’en ai déjà fait plusieurs, nuance-t-il.  Cette fois, j’ai voulu faire un effort soutenu pour épurer mes histoires. J’ai enlevé tout ce qui était touffu ou inutile. »

À cet effet, ses nombreuses collaborations à titre d’auteur-compositeur pour des interprètes au dessein commercial comme Garou, France D’Amour et 2Frères l’ont aidé à ne plus rejeter d’emblée la charpente pop.

Le succès radio de sa chanson Comme des enfants en cavale en 2014 a également contribué à cette ouverture d’esprit. « Ce genre de succès inattendu a quelque chose de très valorisant, d’autant plus que j’avais déjà fait mon deuil des radios », dit-il, encore enthousiaste. C’est d’ailleurs une ligne directrice que j’ai voulu garder pour Les temps sauvages. Au lieu d’essayer de faire un album qui va se vendre, j’ai voulu faire un album que j’aurais envie d’acheter. »

Pour l’aiguiller dans le processus, Poulin a fait appel à son complice de longue date Mathieu Perreault et au probant arrangeur Guido Del Fabbro (Pierre Lapointe, Groenland) à la coréalisation : « D’avoir dans mon équipe un gars comme Guido, qui est vraiment plus à gauche musicalement que moi, c’était très rassurant. En studio, je lui demandais régulièrement “c’tu trop pop ça?’’ quand je doutais de quelque chose. Même si je lançais ça à la blague, ça me donnait souvent une bonne idée de la direction à prendre. »

C’est en partie grâce à cette minutie et à cette ardeur au travail que le chanteur obtient un engouement graduel auprès du public et des médias. Encore un secret bien gardé au Québec, Alexandre Poulin commence à récolter le fruit de ses efforts de l’autre côté de l’Atlantique. Invité à l’émission On n’est pas couché (l’équivalent français de Tout le monde en parle en termes de popularité), il s’est instantanément retrouvé au sommet des ventes d’iTunes France suite à son passage, en février 2014.

« C’est le genre de show qui a énormément de pouvoir sur une carrière », soutient-il. Mais je vais pas me leurrer non plus : je ne suis pas du tout une star en France. En fait, comme c’est le cas ici, le buzz est vraiment venu du public, et ça a pris du temps avant que les gros médias s’intéressent à moi. Autant que je trouve ça weird, autant que je finis par trouver que ça me sert bien. Dix ans après mes débuts y a encore du monde qui me découvre et qui me voit comme une nouveauté. »



Catherine DurandCatherine Durand est de cette trempe d’artistes résolument perfectionnistes. Depuis ses débuts, elle nous a habitués à des pauses substantielles entre chaque album. Fidèle à la cadence, quatre années séparent donc le nouveau gravé, La pluie entre nous, de son prédécesseur Les murs blancs du Nord: « C’est une gestation lente. Je ne suis pas quelqu’un qui écrit beaucoup et rapidement. »

Jusqu’au moment-clé où l’artiste « possède » son album : « Le moment existe définitivement. Tu peux écrire plusieurs chansons pour n’en garder aucune tout comme en pondre deux en une heure qui se retrouvent sur l’album. On ne peut jamais prévoir d’avance ce qui restera. Je suis toujours en quête de quelque chose. Et tout ça se précise à coups d’essais-erreurs… Vers où je veux aller, musicalement et dans les textes. Et ça prend un certain laps de temps comprendre et tout mettre ça en place. »

La quête, pour ce sixième opus, fut une bête à plusieurs têtes. Après dix-huit ans dans le métier, l’auteure-compositrice-interprète en arrive nécessairement aux bilans, un désir de surprendre les gens, de se surprendre elle-même : « Mon besoin de changement, de surprise, imposait que je change d’équipe, de réalisateur. J’avais besoin d’un Emmanuel Éthier, que je ne connaissais pas. J’aimais la « vibe » de Maladie d’amour de Jimmy Hunt (qu’il a réalisé) et je lui ai écrit sur Facebook… » Durand n’est pas certaine s’il a même entendu ce qu’elle a fait précédemment – et s’en balance : « c’est parfait pour un nouveau départ! »

Épaulée pour la cause par une brochette de collaborateurs de calibre, Durand semble définitivement trouver son compte. Les complices José Major, Joe Grass, Salomé Leclerc et Ariane Moffatt participent à l’aventure et magnifient les compositions sans pour autant les saturer : « On reconnaît encore mes lignes mélodiques, mais il y a un petit quelque chose de plus dépouillé – mais plus efficace. On est dans l’époque d’aujourd’hui. Mais pas trop ! ça m’embête quand les sonorités sont trop ancrées dans une époque… Comme présentement, PJ Harvey et la quantité d’artistes qui mettent des solos de sax. J’ai l’impression que tout le monde fait ça donc je ne le ferai pas. » Besoin d’intemporalité avant tout, « j’aime les sonorités classiques. »

Résultante qui trouve écho dans le thème qui traverse l’œuvre : « C’est un album qui traite des relations interpersonnelles, en amitié, en amour, dans les liens familiaux. L’amour est là, mais la difficulté persiste à se rapprocher avec les êtres présents. Être bien ensemble malgré les difficultés – même si c’est loin d’être évident de marcher ensemble sur le même chemin. »

Productrice indépendante depuis maintenant quelques années, Durand lance cette fois-ci sa propre étiquette de disques : « J’aime être en contrôle de mes affaires, avoir la tête dans la business et pas nécessairement dans la création. Ce déclic-là est parfois difficile à déclencher, mais je pense que c’est une très bonne chose au final. C’est certain que je suis super proche de mon projet, c’est ma carrière, ma vie, donc ça m’arrive de prendre les choses plus personnelles, on est un peu plus sentimental vis-à-vis ce qui se passe envers nous. »

Et la question qui brûle les lèvres ces jours-ci : Le streaming, on en fait quoi ? « La base de toute l’industrie, c’est les créateurs. Sans chanson, il n’y pas de label, pas d’éditions, pas de spectacles, etc. La base de toute cette industrie, ce sont les auteurs et les compositeurs. En ce moment, on dirait que ceux qui véhiculent la chanson font des sous, tout le monde sauf le créateur, celui ou celle qui écrit la toune. C’est un déséquilibre qui doit être réglé. Les câblodistributeurs donnent dans un fond pour les créateurs de contenus, pourquoi pas d’équivalent en musique ? Après dix-huit ans de métier, je suis beaucoup plus sereine, plus terre-à-terre. Un jour, il va falloir qu’il y ait des solutions concrètes, je suis très lucide par rapport à ce qui se passe et j’ai foi que ça va s’améliorer. Mais je sens que ça va être long… »