Ce qu’on entend, c’est la fierté d’un père parlant de son fils, mais il y a une touchante histoire derrière l’échantillonnage que l’on peut entendre sur le plus récent album — éponyme — de Cadence Weapon. « If I don’t get you, my son will. » (librement, si ce n’est pas moi qui t’attrape, ce sera mon fils), dit son père, Teddy Pemberton, sur la pièce « Own This », la première chanson sur l’album du rappeur edmontonien désormais établi à Toronto.

Pemberton père était DJ à la station de radio collégiale CJSR-FM 88.5 d’Edmonton où il animait une populaire émission intitulée The Black Experience in Sound. Il est largement salué comme étant responsable d’avoir fait connaître le hip-hop dans cette capitale de l’ouest du pays. « Lorsque j’ai entendu cette phrase pour la première fois, je n’arrivais pas à y croire », affirme Rollie « Cadence » Pemberton. « Maman avait plein de cassettes des émissions de mon père et je les écoutais une après l’autre et je lui disais “maman, pourquoi ne m’as-tu jamais parlé de tout ça ?” »

Cadence m’explique que le sentiment capté par cet échantillonnage est représentatif d’un thème récurrent dans la vie de son père. « Il a eu plusieurs occasions de faire de la radio pour des stations plus commerciales », explique le rappeur, « mais il refusait de faire quelque compromis que ce soit au chapitre de la musique qu’il ferait jouer ou de sa façon de s’exprimer en ondes. J’ai l’impression qu’il n’a pas pu tenir sa promesse de son vivant et que c’est désormais à moi de le faire. »

Cadence Weapon admet d’emblée que le refus de faire des compromis et de « renier votre personnalité profonde » qui animait son père a laissé une profonde marque sur sa propre personnalité et il garde cet héritage bien vivant depuis son premier album, Breaking Kayfabe, paru en 2006. L’album a été salué par la critique pour ses textes intelligents et pleins d’esprit et ses sonorités expérimentales.

Ces éléments sont plus présents que jamais sur ce nouvel album, son premier depuis Hope in Dirt City, paru en 2012. Vous y entendrez des « flows » phénoménaux et des beats atypiques colossaux sur chacune des 12 pièces que propose l’album. Quand on lui demande pourquoi ces six années d’absence, il répond simplement qu’il n’a jamais ressenti la pression de constamment lancer de la nouvelle musique. Il n’a pas chômé pour autant, puisqu’il a écrit un recueil de poésie — Magnetic Days —, animé des rencontres de poésie hebdomadaires et mensuelles et donné des prestations en tant que DJ environ quinze fois par mois à Montréal, où il a habité entre son départ d’Edmonton et son déménagement à Toronto.

Oh ! et il a également écrit environ une centaine de chansons en quatre ans. « C’est un truc très cathartique pour moi », dit-il du processus de création. « J’ai simplement besoin d’enregistrer quelques chansons chaque mois pour être heureux. J’aime avoir des idées et me laisser porter par la musique. »

« Avec Cadence Weapon, c’est très simple : attendez-vous à l’inattendu. »

Tout au long de cet album de l’ex-poète officiel de la ville d’Edmonton, il traite du consumérisme effréné, de la vie en tant qu’homme noir au Canada, du marché immobilier déchaîné de la Ville Reine et de microagressions. Rien de bien léger, de toute évidence, mais Cadence Weapon est également conscient que les gens ne veulent pas se faire noyer dans la rhétorique et la polémique. Il affirme avoir trouvé un moyen de faire passer la pilule.

« Lorsque vous voulez écrire un texte sur un enjeu social, la meilleure approche n’est pas d’utiliser la force, c’est la subtilité et l’humour », croit-il. « C’est ce qui fait que ces chansons passent le test. »

En marge de son époque
Le pot-pourri de sonorité sur l’album Cadence Weapon se situe à des années-lumière du hip-hop commercial actuel. « On a clairement l’impression que les gens ont trouvé une sonorité qui fonctionne, car elle est devenue la sonorité du rap partout dans le monde », croit l’artiste. « Ça ne m’a jamais tracassé. J’aime faire la musique que je fais, et je crois que mon approche joue en ma faveur, à l’heure actuelle, car elle me permet de me démarquer complètement. C’est tentant de rapper à propos de trucs cool, mais je ne crois pas que ce soit ça que les gens cherchent dans un album de Cadence Weapon. Peu de gens rappent ou pensent à ces sujets de la même manière que moi. C’est ma force et ce sur quoi je mise, et c’est ce que j’ai fait sur ce nouvel album. »

Prenez l’exemple de la pièce « The Afterparty ». « Je voulais créer une métaphore en lien avec un thème récurrent dans ma musique : le concept de l’après-party. J’ai “jammé” sur divers thèmes et créé mes flows. Lorsque j’ai commencé à trouver des trucs qui sonnaient vraiment bien, je remplaçais les sons par des mots et les rimes et les idées prenaient forme. »

Il explique que cette chanson traite d’existentialisme et de l’au-delà, qu’il qualifie de « grand après-party dans le ciel. Je fais l’inventaire de toutes les bonnes et les mauvaises choses que j’ai faites, et je réfléchis à l’importance qu’a pour moi le fait d’être sur la liste des invités lors de différents événements. Et la question que je pose, c’est : “qu’en est-il de la liste finale ? Est-ce que je serai sur la liste de Saint-Pierre ?” »

Cadence affirme que la pièce se veut amusante, « mais sérieuse aussi, car je me demande si on me laissera entrer ou pas et si tous ces concepts qui nous animent en ce bas monde comptent pour quoi que ce soit. Je vois All Lives Matter et les mouvements suprémacistes blancs et on a l’impression que tout le monde se sent comme si la fin du monde était à nos portes. »

Il abonde dans le même sens que nous lorsque nous avançons que Cadence Weapon est un album pour l’époque à laquelle nous vivons : « Définitivement. Je voulais créer quelque chose de contemporain et musicalement avant-gardiste. Je ne voulais pas d’une sonorité stagnante ou rattachée à une tendance spécifique. Avec Cadence Weapon, c’est très simple : attendez-vous à l’inattendu. »

Et c’était également le mantra de l’émission de radio de son père, The Black Experience in Sound. Le titre de l’émission capte l’essence même de ce que Cadence Weapon fait, et il est le premier à avouer que ça ferait un excellent titre pour son prochain album.

« Son émission ressemblait beaucoup à mon disque », explique le rappeur. « Il faisait jouer aussi bien du vieux funk que du Nas, avec le thème du film 2001 : l’odyssée de l’espace et du Jimi Hendrix à travers tout ça. Il aimait biser les règles. »

Tel père, tel fils.

 



Keith KounaOctobre 2017, Keith Kouna lance Bonsoir Shérif, brûlot incendiaire, où l’auteur-compositeur se fait plus corrosif que ce qu’on lui connait du passé, puisant au passage dans sa récente escale avec Les Goules qui lançaient Coma l’année précédente. Dans la foulée de sorties de l’automne dernier, le gravé ressort fièrement du lot comme le témoignage d’une époque trouble, d’un homme pris à témoin devant une société et sa communauté, qui semblent perdre les pédales : « Je pense surtout que j’ai fait l’album que je devais faire au moment où je l’ai fait. »

Principalement écrit entre les présidentielles françaises et l’élection américaine de 2016, Kouna clamait, à sa sortie, dans les pages du Devoir être intoxiqué aux médias sociaux et autres commentaires sur les tribunes de nouvelles « Ça me met en criss, mais de temps en temps j’y vais, j’ai besoin de constater que sérieusement, ces gens existent »

Qu’en est-il quelques mois après la sortie ? « Je suis un peu plus relaxe avec tout ça. J’aime bien prendre des breaks de leur existence. » Ceci, bien qu’il demeure lucide sur l’état des lieux : « Je pense qu’on vient d’embarquer pour un long mauvais rêve. Je pense qu’il y a une grosse fracture sociale, un totalitarisme doux et hypocrite. Et une indifférence générale. C’est des temps complexes et difficiles à cerner avec précision, mais les impressions et l’instinct restent assez sombres… »

Flirtant avec le tempérament excessif, le créateur s’imprègne du climat social dans une dynamique de « tout un, tout l’autre » : « Je peux être hyperabsorbé par l’actualité, par la création – comme je peux avoir de longs moments de flottements, de décrochage total. Je ne sais pas si c’est par survie, c’est probablement un contrepoids pour pallier mon manque de modération. »

Suivant cet état d’esprit, Kouna se décline sous plusieurs incarnations : tantôt à titre d’auteur-compositeur, tantôt leader des Goules, tantôt en train de repenser l’œuvre de Schubert (Le voyage d’hiver, 2013). Si l’ambition ne l’embête visiblement pas, il gère aussi parfaitement les lignes directrices qui s’entrecoupent : « Je sais assez rapidement vers quoi je me tourne pour tel ou tel projet et, dans le cas de Bonsoir Shérif, même si ce n’est pas un album émotif et personnel, ça reste une prise de position plus personnelle. Les Goules c’est un peu plus abstrait, plus narratif à la limite. La chanson Coat de cuir n’aurait pas rapport d’être chantée par Keith. Tout comme Poupée sonnerait weird avec Les Goules. Après, il y a l’état d’esprit… il n’y a jamais de tournant définitif. Cette fois-ci, j’avais sorti les Goules l’année d’avant, j’avais envie de rester là-dedans. Donc il y a des trucs qui se rejoignent. »

Cela dit, il tient à nuancer : « Je ne suis vraiment pas le gars qui est en mode écriture en permanence, je suis très glandeur par moments. Je me surprends encore ! Je fonctionne par rush, par pression, et un peu dernière minute. Comme là, ça fait un bout que je n’ai rien écrit pis je suis pas trop mal avec ça… Mais quand je suis là-dedans, je suis tout aussi excessif et obsédé, à en avoir de la misère à dormir. Et puis une chose est sûre, j’aime pas trop répéter les choses. »

Et ce, en se posant des défis qui l’entraînent à l’ouest et le gardent sur le fil, loin de la zone de confort qui peut venir avec une quelconque forme de succès: « Si je me lance dans des projets, quels qu’ils soient, c’est que j’en ai envie et c’est aussi un désir d’anti-carrière en quelque sorte. En faisant des croches, des pauses, ça dynamise le parcours. Il y a quelque chose d’anti-corpo là-dedans qui me va. Je pense que c’est bénéfique d’aller me promener ailleurs, de me forcer à prendre des angles différents. De composer dans une optique Goules, ou Schubert ou le prochain truc. »

Et si le musicien reprend la route en mode Shérif dans les prochains jours, et ce, pour l’essentiel de 2018, il commence déjà à plancher sur le successeur du projet. Bien sûr, il se fait plutôt discret puisqu’il en est aux balbutiements, mais on sait déjà que les ambitions peuvent s’approcher de celles du Voyage d’hiver… « J’ai des idées actuellement qui peuvent s’apparenter à des trucs aussi ambitieux et chiants que ça. C’est le fun de s’attaquer à des gros projets comme ça. L’expérience du Voyage a été tellement riche comme parcours. Je me relacerais dans un projet comme celui-là demain. »

Les plus ambitieux voyages – voici tout le mal qu’on lui (et se) souhaite pour la suite.



Rares sont les femmes qui embrassent le métier de compositrice à l’image, ici comme ailleurs. Le parcours de Louise Tremblay révèle une opportunité unique qu’elle a su relever avec passion et détermination. Il n’y a qu’à entendre le timbre de sa voix, le flot rapide de ses mots, ses réponses toujours généreuses pour comprendre que la musicienne, devenue compositrice, chérit ce métier.

Tremblay, qui avait réalisé une maîtrise en piano performance à l’Université McGill, en plus d’enseigner et d’accompagner pendant plusieurs années, regardait souvent son partenaire de vie, James Gelfand, travailler tout en commentant son travail de composition sur image. « J’entendais souvent de la musique, des rythmes, un instrument à ce qu’il me présentait. James, qui débordait de travail, m’a un jour demandé de venir et d’écrire ce que j’entendais.  En 2006, on a commencé simplement avec du montage sonore sur le logiciel Cubase. J’ai ainsi appris à placer la musique, les entrées et les sorties, couper et recomposer de petites sections pour mieux arrimer la musique à l’image. »

Louise TremblaySon premier travail de composition, elle le réalise quelques mois après, sur l’émission Naked Science pour National Geographic. Elle compose alors des banques de musique à la suite d’une discussion avec le producteur et le réalisateur. « Je me souviens que nous n’avions même pas vu d’images, mais que nous devions tout de même composer. On avait reçu des indications plutôt floues, nous indiquant que cela se passait dans les montagnes et qu’il y avait des images d’avion. Les extraits musicaux devaient durer de 2 à 3 minutes – une durée plutôt longue. » Le résultat fort apprécié consolide une intuition qui habitait Louise Tremblay depuis longtemps, sa capacité à la composition, à sentir des couleurs musicales sur des images.

Une équipe toute étoile est alors née, celle connue sous le nom de Tremblay-Gelfand. Le duo signe autour de 6 trames musicales de films ou de documentaires par année depuis plus de 10 ans. Une productivité hors du commun comme le révèle leur feuille de route impressionnante, et dont leur travail récent sur le film « Swept Under » leur a valu le prix Musique de film lors du Gala de la SOCAN 2017, à Montréal.

Malgré cette union dans la composition, le couple au quotidien conserve précieusement des territoires sacrés à la création, des espaces à soi. Au début de tout projet, Louise et James partent chacun de leur côté avec le scénario en main. En solo, ils réalisent leurs recherches, de couleurs musicales, d’harmonies, d’ambiances et d’instruments au sein de leur studio respectif. Car oui chez les Tremblay-Gelfand se trouvent deux studios, sur deux étages différents, afin d’assurer cet espace nécessaire à la composition.

Après cette étape solitaire, le couple réunit ses forces pour la première rencontre de création avec réalisateur et producteur. Toutes les propositions sont alors offertes. « Nous ramenons ensuite nos intuitions créatives ensemble. Et nous les présentons sans toutefois nommer de qui viennent ces propositions. Nous voulons être neutres par rapport à ça. N’avoir aucun parti pris. »

Après la lecture du scénario, Tremblay parle de ces réunions comme étant essentielles pour tous projets de films et de documentaires. C’est là qu’une direction est donnée, une vision est saisie. « Nous devons comme compositeur comprendre les attentes des réalisateurs et des producteurs qui n’ont pas nécessairement le vocabulaire musical. Il s’agit de bien cerner ce qui a été aimé, et ce qui n’a pas été désiré et de comprendre pourquoi. Cela demande une grande écoute. »

Une fois qu’une direction est choisie, les forces sont alors réunies. Le duo fait équipe dans une seule et même direction. « C’est à ce moment-là que nous devenons un. Cela n’a alors plus d’importance qui compose quoi et qui fait quoi. Il n’est question que de livrer ce qui est désiré et nous travaillons sans ego dans cette direction. » Tremblay admet avoir beaucoup appris de Gelfand qui avait une longueur d’avance sur ce métier, ayant œuvré pendant plus de 30 ans comme compositeur sur image.

C’est tout particulièrement au sein de ses rencontres avec producteur et réalisateur où Louise Tremblay a appris le plus. Car ce n’est pas que le talent qui apporte des contrats aux compositeurs, mais aussi, sa capacité à entendre son équipe de travail, sa flexibilité face aux demandes, son recul par rapport à ses compositions. « Je suis un peu comme une adolescente et James est très adulte. J’ai beaucoup appris à le voir interagir. Son aisance à s’adapter, à écouter ce qui est dit et à ne rien prendre personnel… »

Malgré l’expérience maintenant acquise, il y a manifestement cette impression d’apprendre continuellement chez Louise Tremblay, ensemble ou seule en studio, au sein d’un métier où il faut toujours se renouveler.