L’omniprésent collectif hip-hop Alaclair Ensemble lançait le 2 septembre 2016 son quatrième album officiel, Les Frères cueilleurs, quelques mois après l’amusant et dansant premier disque du projet parallèle Rednext Level de Maybe Watson et Robert Nelson, et quelques semaines avant Long-Jeu, l’attendu premier disque de chansons de KNLO. L’Alaclair fontaine n’a vraisemblablement pas fini de jaillir, intarissable source de grooves coulants et de rimes toniques dont on s’abreuve sans modération.

Penché sur le coin de cette table d’une terrasse ensoleillée, Ogden Alaclair, alias Robert Nelson, nous sert une petite leçon d’histoire québécoise en guise d’explication du titre de ce nouvel album.

« Concrètement, c’est une référence aux Frères chasseurs, la société secrète fondée par Robert Nelson », non pas le rappeur qui nous parle, mais le vrai dont il a emprunté le nom, le patriote, le révolutionnaire qui a décrété l’indépendance du Bas-Canada en 1838 puis, retourné à la médecine après ses années de politique militante (et militaire), est décédé à New York en 1873.

Les Frères chasseurs, donc. « L’idée était inspirée du fonctionnement des loges maçonniques, se servant des clubs de chasseurs, au Québec et au nord-est des États-Unis comme le Vermont, pour tenir leurs réunions en vue de la seconde révolution des Patriotes, qui a finalement échoué » en 1838. Une guérilla bas-canadienne, en somme, visant à renverser le pouvoir colonial. « Quant à nous, les chasseurs sont devenus cueilleurs… »

« Une voix, un beat, ça reste très spécial pour nous, et malgré l’apparence minimaliste de la démarche, c’est très riche comme manière de faire de la musique. », Robert Nelson, Alaclair Ensemble

« Notre titre d’album est dans le même esprit que toutes nos références avec le Bas-Canada », commente KNLO qui, pour sa part, offre une explication plus ésotérique, ce qui n’étonnera pas ceux qui connaissent le personnage :  « Y’a un gros concept global, cueillir, ramener du pain, mettre du beurre sur le pain… Ou encore, cueillir les idées dans la musicosphère. Cette notion m’apparaît lorsque je réécoute l’album : rester ouvert d’esprit » dans la création.

Une création qui s’est faite en tribu, dans un chalet, sous la coordination du beatmaker Vlooper qui a assumé le rôle de réalisateur, compositeur et directeur musical des Frères cueilleurs. « De tous nos albums, c’est celui sur lequel tu peux dire qu’une personne a pris le contrôle – lui-même avait manifesté l’envie de prendre cette responsabilité, et l’idée a bien été reçue dans le groupe. »

Ses productions sont franchement délectables, très fraîches, vaguement expérimentales au début, plus funk sur la fin (avec un long jam en finale de plus de sept minutes, DWUWWYL), entrecoupé de quelques grooves rappelant le bon son new-yorkais, nourri au jazz-funk, des années 90. Surtout, l’atmosphère générale de cet album porte moins vers la folie des précédents efforts : Les Frères cueilleurs est, étonnamment, le plus sobre des disques du groupe, comme si on pouvait percevoir un retour aux sources.

« Pas un retour aux sources du rap – un retour aux sources de ce que nous sommes », précise Robert Nelson. Avec Alaclair, on a fait beaucoup de choses, musicalement, on a exploré toutes sortes de styles, et ce fut libérateur à cet égard. Mais à la base, ce qu’on fait depuis le plus longtemps, ce sont des beats, et rapper dessus. On aime vraiment ça, faire du bon vieux rap. Une voix, un beat, ça reste très spécial pour nous, et malgré l’apparence minimaliste de la démarche, c’est très riche comme manière de faire de la musique, il y a encore moyen d’être original et créatif dans ce cadre. Une manière de célébrer ce médium qui est le rap, et avec lequel on a grandi. »

Voyez comment ces gars-là ne font rien comme les autres. KNLO : « Je pense simplement que nos nouvelles chansons vont s’ajouter aux quelque deux cents autres, et c’est ce qu’on va présenter sur scène. Ou à peu près. » Robert Nelson précise : « Ça nous a pris du temps à nous l’admettre à nous-même que ce n’est pas par paresse qu’on ne prépare jamais de liste de chansons. En fait, lorsqu’on se donne la peine d’en faire un, ça ne donne pas toujours de bons concerts. Alors, on actionne le V-shuffle. »

Le quoi? Le V-shuffle. Comme dans : le brassage à Vlooper. Le réalisateur est aussi DJ aux commandes du spectacles, chef d’orchestre à l’affût de l’ambiance, prenant le pouls de l’auditoire, choisissant quelle sera la prochaine chanson. Chaque concert est unique! « On ne sait pas quelle sera la prochaine chanson, indique KNLO. On n’a qu’à entendre les premières secondes pour reconnaître la chanson et savoir ce qu’on a à faire. L’idée, c’est que chaque auditoire est différent : tu ne peux pas donner le même concert dans un après-ski à Sainte-Adèle et à Cap-aux-Meules. C’est d’ailleurs là, à Cap-aux-Meules, qu’on a appris cette leçon… »

« On a traumatisé du monde ce soir-là », se rappelle Robert Nelson. « On a créé de gros malaises. C’est là qu’on a compris qu’on pouvait autant donner un concert de boys band qu’un show de punk. C’est la foule qui décide, en quelque sorte. Le mieux, c’est encore de partir un spectacle, et de voir comment ça se déroule. On laisse à Vlooper le soin de diriger tout ça! ».



Certaines rencontres sont déterminantes et peuvent même provoquer des naissances professionnelles. C’est grâce à une amie commune qu’Eduardo Noya Schreus rencontre Xavier Dolan. L’amie avait partagé au jeune réalisateur des pistes de musique électronique de NOIA, projet d’Eduardo Noya Schreus et d’Ashley Long. En moins de 24 heures, Dolan écrit à Noya pour organiser une rencontre. « Nous avons beaucoup marché et parlé ensemble. Puis nous sommes allés chez lui pour écouter de la musique. Par la suite, Xavier m’a avoué qu’il ne savait pas ce qu’il voulait comme musique pour son film jusqu’à ce qu’il écoute ma musique. Il avait alors trouvé le son qu’il cherchait. » Le Canadien d’origine péruvienne se voit alors confier la bande sonore de Laurence Anyways.

Les deux hommes ne se verront ensuite qu’un an et demi plus tard, dans un studio de post production. Toutefois, Noya garde Dolan proche du processus de création par de nombreux échanges courriel où des pistes sonores sont mariées à des images du film. Dolan est un réalisateur qui aime commenter, tout en assurance par rapport au contenu musical de ses films. Ces échanges, cette nécessité d’une rencontre entre créateurs, Noya y voit là le fondement de son processus de création, lui qui est un autodidacte de la musique.

Still from Xavier Dolan Mommy movie« Les films ont la plupart du temps des musiques « guides » placées par le monteur ou le réalisateur qui me donne une référence, une idée générale de l’ambiance désirée dans une scène. Je suis parfois cette intention. Quelques fois, je crée en m’inspirant des images qui me sont présentées. Mais la plupart du temps, c’est une rencontre, une discussion en profondeur avec le réalisateur sur le projet et sur nos vies qui alimente la création. Oui, on me donne parfois le scénario, mais cela ne m’inspire jamais. Les images, comme la musique, ont une empreinte instantanée sur nous. Et le lien entre les deux est ici essentiel. » Son travail sur Lawrence Anyways permet à Eduardo Noya Schreus d’être le lauréat en 2013 d’un Canadian Screen Award pour la meilleure musique de film.

Malgré cette expérience positive, l’implication de Noya pour le film suivant de Dolan, Mommy, ne va pas de soi. Le compositeur est appelé en catastrophe, après le travail effectué par un précédent compositeur. Une situation particulière que Noya a embrassée avec une pointe de fierté. « Je suis content d’avoir pu trouver des solutions. Ce film avait un montage très collé à sa musique de référence, ce qui rendait difficile de la remplacer par de nouveaux extraits. Et à ce niveau, mon plus grand défi fut la scène finale où Diane se retrouve seule, en larmes. Cela me prit un certain temps à trouver une musique adéquate pour ce moment. » Pour son travail de composition musicale sur Mommy, Eduardo Noya Schreus remporte le Prix Musique de film lors du Gala de la SOCAN 2016 à Montréal.

Étrangement, cette situation de remplacement se répète quelques mois après sur la série télévisuelle Versailles, production franco-canadienne au budget de 33 millions de dollars. On a de nouveau fait appel à Schreus lorsque les producteurs ont décidé de changer de compositeur. « Ils n’aimaient pas l’arrimage initial entre les images et la musique, ils le trouvaient trop… classique », explique l’artiste. « Le réalisateur, Jalil Lespert a décidé d’aller dans une tout autre direction et s’est tourné vers la musique électronique. Et ç’a cliqué. Le plus grand défi avec cette série, c’est sa rapidité. C’est comme composer de la musique pour plusieurs films en même temps. » Après avoir signé environ la moitié de la musique de la première saison de 10 épisodes (l’autre moitié fut composée par Michel Corriveau), on a demandé à Schreus de répéter l’expérience pour la deuxième saison.

Bien que le Montréalais compose dans un petit studio maison à quelques pas de son appartement, l’homme retourne encore à la musique le soir venu. Sa musique. Si NOIA faisait partie de sa vie avant l’arrivée de ce métier de compositeur, cette première entité musicale demeure toujours active, le nourrissant tout autant. En 2014, les performances de NOIA sur scène leur doivent le prix « best electronic act » dans le magazine montréalais alternatif, CULT. Et selon Eduardo Noya Schreus, NOIA est loin d’être terminé. « Ma musique personnelle est mon projet le plus important. Je compte lancer un album studio cette année et un autre, l’année prochaine. Nous allons bientôt recommencer à faire des spectacles lorsque nous nous sentirons prêts avec le nouveau matériel. Mon plus grand rêve, c’est de faire de la musique, encore et toujours, et ce jusqu’à ce que mon corps me lâche. »



« Si j’avais su qu’Avec pas d’casque durerait plus de 13 ans, j’aurais choisi un autre nom de groupe…»

À l’aube de la sortie du quatrième album complet d’Avec pas d’casque, Effets spéciaux, Stéphane Lafleur revient sur les débuts de la formation et l’évolution qui a suivi. Le guitariste, chanteur et auteur a beau désavouer le nom même du groupe, l’expression « avec pas d’… » a déjà intégré notre jargon populaire. Merci au succès d’Astronomie (2012), l’un des plus beaux disques québécois des 10 dernières années, qui a grandement contribué à élargir le public d’Avec pas d’casque.

« Au départ, le groupe était presque une farce, un accident », explique l’artiste aussi cinéaste. « Il y avait beaucoup plus d’humour dans mes textes. Je ne m’attendais pas vraiment à ce qui ça dure longtemps. Joël Vaudreuil (batterie) et moi allions gueuler nos chansons en première partie du groupe punk La Descente du Coude. L’humour était pour moi une forme de protection parce que si les gens rient ou aiment pas ça, tu peux toujours te cacher derrière la joke. Le plus difficile a été d’assumer mes textes plus sérieux parce que je savais que si les gens trouvaient ça quétaine ou poche, je ne pourrais pas me défiler. Mais le public nous a vite suivis dans nos tounes plus sérieuses. Ç’a été un déclic. »

Le contraire aurait été étonnant. Portées par un raffinement minimaliste au service d’images saisissantes de beauté, les chansons d’Avec pas d’casque sont de véritables forces tranquilles; à la fois pudiques, mais désarmantes de sincérité. « J’ai jamais été un gars d’histoire. Ni dans mes chansons ni dans mes films qui sont plus réputés pour leurs ambiances. C’est ça qui m’intéresse. Pour ce disque, j’avais ce désir de simplifier encore davantage mes textes pour laisser plus de place à la musique. Il y a encore beaucoup de métaphores dans ce que j’écris, mais je suis vraiment fier d’avoir évacué l’adverbe « comme » des textes de l’album. C’est l’air niaiseux, mais c’est un exercice qui me sert beaucoup. Au lieu de dire « tes yeux sont comme des diamants », j’écris « tes yeux sont des diamants ». L’image devient plus trippante. Ça devient presque de la BD, tu vois des diamants à la place des yeux. L’univers se déploie devant toi. »

« Peu importe ce qui agite tes jours et ta tête, la recherche de calme finit toujours par te rattraper. »

Malgré son titre clin d’œil au septième art, Effets spéciaux n’est pas un album d’artifice. Outre une présence plus marquée des synthétiseurs (Mathieu Charbonneau), il n’y a pas de virage musical à 180°. « Je vois plutôt le titre en lien avec les relations interpersonnelles. Il y a des effets spéciaux qui se créent lorsque deux personnes entrent en contact ou lorsque deux corps se touchent. Juste avant d’embrasser une personne pour la première fois, il y a quelque chose qui se passe, quelque chose dans l’air. L’idée est à la base du concept de la pochette et du vidéoclip pour la pièce Derviches Tourneurs. Cette espèce de flux lumineux qui relie les visages des personnages. »

Bien que les textes demeurent cryptés, on comprend tout le bien qu’ont eu ces effets spéciaux sur Stéphane Lafleur. Le succès d’Astromonie (Félix du Choix de la critique en 2012), la réalisation du film Tu dors Nicole et une vie amoureuse plus tumultueuse l’ont propulsé au cœur d’un tourbillon émotionnel éreintant. « Il y a une recherche de calme et de paix sur ce disque. Les mots qui reviennent le plus souvent sont lenteur et lumière. Peu importe ce qui agite tes jours et ta tête, la recherche de calme finit toujours par te rattraper. Les derviches tourneurs sont des danseurs qui tournent en rond sur eux-mêmes vraiment longtemps, comme s’ils entraient en transe. C’est comme ça que je me sentais. J’avais l’impression de toujours avoir à courir. On a beau avoir plein de projets stimulants, on oublie parfois de s’arrêter et de prendre du recul pour comprendre pourquoi on fait tout ça. C’est à travers certaines rencontres que j’ai retrouvé le paisible. Il y a des gens plus rassurants que d’autres. »

À ce titre, certains disques sont aussi plus rassurants que d’autres… Une catégorie à laquelle appartient Effets spéciaux.