Il y a des fleurs qu’on n’a pas laissé pousser. L’auteur-compositeur-interprète Antoine Corriveau repense les lieux où les choses poussent, les maisons où les gens vivent et les chances qu’on donne à la culture de s’épanouir, même lorsqu’on est conscient de la fin.
Pissenlit, son quatrième album paru chez Secret City Records le 9 octobre dernier s’inspire d’abord de l’aspect mignon et naïf de la fleur de l’enfance, qu’on cueillait à grands bouquets avant d’apprendre qu’elles valaient moins que les autres. Puis l’enjeu du territoire et de celui qui le possède se dessine ensuite donnant une autre couleur au pissenlit qui, malgré tout, ne change pas : il est jaune, le pissenlit.
Lors des derniers spectacles de sa tournée précédente, Antoine Corriveau offrait une version punk de Noyer le poisson (Les ombres longues, 2014), puis, c’est La ville d’où on vient qui a subi la même métamorphose. L’énergie qui émanait d’un spectacle comme celui-là était galvanisante pour Antoine et son groupe, pour ne pas dire rédemptrice. « J’étais tellement content d’avoir mal aux bras à la fin parce que j’avais joué fort, dit-il. Je voulais un album complet comme ça. »
Il a installé cinq batteurs dans son local de la rue Van Horne et il les a laissé improviser ensemble. Que de la batterie. « Je me suis retrouvé avec trois heures et demie de drum que j’écoutais dans mon char. Entre 9 et 14 minutes par morceau. Juste avec ce son-là, j’avais déjà quelque chose de solide », s’émerveille-t-il encore aujourd’hui.
L’honnêteté du musicien se renouvelle et prend de nouvelles formes à chaque album. « J’ai réécouté récemment Cette chose qui cognait au fond de sa poitrine sans vouloir s’arrêter (2016) et j’ai compris que peu importe ce que je ferais après, j’aurais l’impression que c’est très pop, parce que cet album était très dark », constate-t-il.
Réalisant son album seul et jouant avec les aléas et les possibilités du confinement, il admet s’être laissé aller dans des zones plutôt inédites de son répertoire. « J’ai tout laissé aller parce que j’avais pas trop de témoins, dit-il en riant. J’ai essayé des choses. Je suis un autodidacte, je ne comprends rien du trois quarts des choses que j’ai faites. J’ai empilé, j’ai joué, je me suis fait confiance. »
Si la voiture et la liberté qu’elle porte en elle s’installent au centre de l’œuvre comme une envie de ne pas s’enliser chez soi, on touche également à un côté « bandit », une rébellion, mais surtout un point de non-retour dans ce qu’on tolère en tant que musicien et en tant que société. « C’est un cliché écrire, enregistrer, faire des spectacles et recommencer. J’étais candide face à cette industrie au départ, admet-il. Comme tous les autres, je me disais que j’allais faire le disque qui allait tout changer. Je n’ai pas cette carrière-là aujourd’hui et c’est correct. »
Lorsque le premier ministre du Québec François Legault a, à nouveau fermé les salles de spectacles, Corriveau y a perçu une infinie incohérence. « Quand il a dit qu’un show était un lieu de socialisation, ça m’a fâché parce que la vérité, c’est t’es supposé fermer ta yeule durant un show. Dire ça, c’est faire abstraction de ce qui se passe sur scène. »
Alors que Pissenlit est un album qui a été conçu pour se vivre sur scène, Antoine a du mal à concevoir la fin de cette période très sombre pour les arts de la scène. « Je ne crois pas que c’est une crise qui va passer », laisse-t-il tomber.
Erika Angell marie sa voix à celle d’Antoine sur Les sangs mélangés, une chanson qui aborde de front la question des premières nations. « En Amérique, on a tous du sang indien. Si c’est pas dans les veines, c’est sur les mains », chante Corriveau dans un refrain lent qui prend son temps pour entrer en nous en démontrant la gravité de la situation. Si on lui demande ce qu’il nous reste à dire et comprendre à ce sujet en tant que société, il a du mal à mettre le doigt sur une seule chose.
« C’est dans tout. Cet été, lors de la vague de dénonciations d’agressions sexuelles, on a tout à coup réalisé que nos adolescents recevaient 5 h d’éducation sexuelle par année. C’est la même chose avec les cours d’histoire : les peuples autochtones pendant 20 minutes et puis hop! La bataille des plaines d’Abraham pour le reste de l’année. »
Selon lui, on a pigé dans le désordre dans le grand bol des priorités. « C’est pas normal qu’en pandémie, notre réflexe, ce soit de laisser mourir les institutions culturelles en premier, s’écrie-t-il. On efface ce qui nous dérange, on arrache les mauvaises herbes. Et si on extrapole, cette idée d’effacer ce qui nous dérange, pour certains, comme pour les premières nations, c’est l’équivalent de la peine de mort. Je sais que la planète se réchauffe, qu’on est en pandémie mondiale et qu’on va tous mourir, mais il y a encore la possibilité de regarder là où on vit et d’en faire quelque chose de moins pire. »
Peut-être en y laissant pousser les pissenlits.